Avertissement.

Chers lecteurs, parfois les textes se jouent des ordres que je voudrais pourtant leur donner et s'affichent dans des tailles variables, à leur gré. Je ne prétendrais pas exceller dans le print mais c'est moins catastrophique que dans le numérique!!!

mercredi 30 mars 2016

Mambo le décalco


Cette feuille là, je l'ai grattée au lycée. Mais ce sont de plus récentes trouvailles qui me l'ont faite exhumer pour soutenir quelque propos sur ce fabuleux support qui marqua son époque...


C’est en passant chez un revendeur de fournitures beaux-arts que je suis tombé sur quelques reliques d’un âge perdu qui marque pourtant une période aussi courte qu’intense, tampon entre la fin de l’ère typographique et l’avènement de la création assistée et des applications qu’on utilise aujourd’hui encore…
 



 « LetrAVision » aussi vendu sous « Letraset Project-a-type » décliné en 6 couleurs et adapté à la chaleur du projecteur et pour un report sur acétate… On trouvait aussi au catalogue des gros points et des fonds colorés ; ça pouvait pas être pire que les actuelles présentations pptx et leurs infâmes templates !
 
C’était au fond d’un magasin franchisé en centre ville de la préfecture de Seine-et-Marne – le nombre limité d’enseignes spécialisées associé à ces quelques indices de géo localisation devraient pouvoir orienter les curieux. Là se trouvait un tas important de planches qui devaient y reposer depuis une bonne trentaine d’années au bas mot ; essentiellement des motifs utiles au dessinateur projeteur en architecture (d’antan) : voitures, arbres, éléments sanitaires mais encore des codes de représentations ; flèches, traits et lignes en tous genres… Au milieu de ce fatras abandonné, quelques alphabets que je m’empressai de récupérer. En remontant du sous-sol de la boutique je découvris un présentoir tournant avec d’autres produits de ce même genre dans un autre format et sous une autre marque mais relevant toujours du même procédé : le transfert.
 
 
Le bureau du graphiste en 1973 (?) Son petit meuble à tiroirs pour ranger ses planches, son brunissoir pour frotter ses films, son X-Acto (marque maison) et ses pinces brucelles (on ne les voit pas ici). Enfin ses supers feutres Pantone qui n’arboraient pas encore trois pointes…

Dry transfer (ou rub-down) disent les anglosaxons, sans doute fiers de la marque britannique leader en la matière, et dont on a fait un terme générique : (les) Letraset. Les plus jeunes la connaissent encore peut-être pour l’avoir lu sur leur feutres ; encore que les fameux Tria, en proie à quelques vices de conception sur les dernières générations se sont fait damer le pion par les Molotov très largement préférés par les enseignes dominantes. La marque Letraset, créée à l’orée des 60’s devait s’associer avec Pantone pour régner sans partage sur les arts graphiques, dans cette niche, du moins. À peine était-elle concurrencée par la firme Mecanorma dont les planches pendaient au tourniquet de la boutique du centre ville de Melun (pour ne pas la nommer).  Ces deux là se confondent aujourd’hui quand tel collectionneur recherche des « letraset mécanorma ». Vous l’aurez compris, letraset désigne aujourd’hui dans le langage courant les lettres transfert et, par extension, le catalogue qui, tous les ans, en révélait les nouveautés.
 
Le sommaire de mon catalogue. L'ours n'en révèle pas la date; je l'estime entre 1974 et 1983 à partir des dates de sortie de certaines formes de caractères. On découvre là les transferts noirs, ceux en blanc; quelques plus rares alphabets étaient proposés en couleur...
Le catalogue Letraset est devenu un outil qu'on trouve souvent dans les classes d'arts appliqués. On s'en sert pour l'inspiration et les choix typo; c'est un premier contact pour les élèves néophytes mais les images qu'on y découvre n'appartiennent pas plus au répertoire typographique qu'à celui du numérique.


Bon, moi, je n’étais pas graphiste dans les années 70 mais ces outils abondaient encore quand j’étais élève en art, et pour cause, les planches transferts n’avaient plus aucune utilité, elles étaient destituées. Aussi, on tapait dedans sans scrupules, pour jouer, quand les designers d’alors avaient basculé depuis longtemps déjà sur Macintosh et QuarkXPress (1984 pour le premier poste à la pomme et 1987 pour la victime d’Indesign). 

Mais cette technique et ses formes ont existé pleinement pendant près de deux décades. Contemporaine de l’ère de la photocomposition – elle aussi, du reste, fulgurante – la période d’usage des lettres transfert constitue une phase à part entière de l’histoire du graphisme. Un âge créatif non négligeable tant la variété de ses formes et les libertés autorisées donnèrent des expressions et surtout des possibilités formidables. Alors – on est en 1960 quand sortent les premières planches Letraset –, le graphiste pouvait souffrir de ce que les formes de caractères offertes par la photocomposition étaient (relativement) restreintes. Celles du plomb s’avéraient de plus en plus lourdes en termes d’usages ; on n’allait pas tarder à en sortir définitivement. Développer un nouvel alphabet pour la photocomposition coûtait très cher. Aussi les industriels n’investissaient que dans des valeurs sûres, donc des formes « classiques » fussent-elles modernes. Là-dessus, Letraset pouvait, a contrario, lancer aisément de nouveaux matériels et en quantité, qu’il s’agisse de rééditions du patrimoine au plomb ou encore de créations originales. Ces nouveaux matériels étaient souples et permettaient des effets de composition que ne pouvaient pas supporter le plomb, tout en restant dérisoirement accessibles par rapport à l’équipement en photocomposition. Le graphiste « seul », indépendant voire amateur pouvait proposer des créations au rendu « mécanique » dont la définition n’accusait aucun complexe par rapport à l’impression typo (visuellement, s’entend !!!) Le transfert savait notamment résoudre le problème des grands corps de caractères là où la typographie pouvait pécher par manque de disponibilité ou défaut de finesse. Mais par-dessus toutes les autres techniques, c’est la spontanéité et la facilité d’emploi sans contrainte qui imposa leur place aux lettres transfert.
 
 
 

On trouvait donc de tout dans les catalogues Letraset ou Mecanorma. Aussi bien les incontournables modernistes d’alors que des revivals art nouveau tendance psychédélique. Des standards des grands fondeurs – Letraset acheta quantité de licences chez Stephenson Blake, Linotype, Monotype, ATF, ITC mais aussi Bauer, Stempel, Haas… – mais aussi des créations originales et parfois franchement fantastiques, de ces formes qui fleurent bon la contre-culture californienne. Je ne peux m’empêcher d’associer certains noms au lettrage transfert tels ceux de Lubalin ou encore de Novarese, et ceux-là de voisiner dans la liste arbitrairement alphabétique des titres disponibles avec une forme elzévirienne ou encore je ne sais quel typo rétro-futuriste improbable ou d’un exotisme douteux… Un grand mix parfois assez indigeste et terriblement daté !


 
Le Bodoni Bauer coincé entre le Block Up et le Bombere ; une rencontre incongrue comme tous les clashs réjouissants qui peuplent le répertoire du catalogue Letraset. Des réunions inimaginables autrement, qui s’affranchissent des classements habituels et mettent, enfin, toutes ces formes – pas pour autant égales – sur une même marche ; un shuffle paritaire. On aperçoit dès lors tous les possibles, les combinaisons que pouvait interdire, auparavant, telle classification hiérarchisée et exclusive. Cela ne garantissaient en rien la réussite de tel mariage!!!
Heureusement dans ce joyeux bazar, Excoffon a naturellement se place. C’est qu’il était des plus grands seigneurs de son temps portant certaines valeurs et tonalités populaires auxquelles pourvoient les sélections de lettrage transfert souvent sollicitées à des fins commerciales.
 

Facilité d’emploi pas si évidente aujourd’hui que la pellicule d’encre sérigraphiée à l’envers sur une feuille de polyéthylène puis légèrement surimprimée d’une fine couche de colle a séché et se déchire dès lors qu’on la presse. C’est que le support lui aussi a perdu en souplesse quelques trente ou quarante ans après ! Mais à l’époque avec le brunissoir adéquat, ça semblait facile. Il y avait même sous chaque ligne un système de repérage «spacematic » sensé guider l’opérateur pour aligner et approcher chaque lettre ; mieux vaut avoir l’œil… et la main ! N'est-ce-pas, Madame?

 
Image issue d’un épisode méconnu de Derrick où le génial inspecteur enquêtait exceptionnellement outre Rhin dans une agence publicitaire…

 

Une pochette de "l'autre marque" (et il en avait encore d'autres sur le marché). Le format n'est pas le même; ici, du A4. Le standard letraset était le 380 x 250 mm, soient 15 x 10 pouces (comme la planche d'Helvetica medium en tête de l'article). Les unités de mesures étaient fonction de la zone de distribution (ici, en points didots) mais le distributeur ne manquait pas de donner les conversions (pica/didot), les mesures métriques étant toujours associées aux systèmes typographiques. 



Aujourd’hui, les transferts letraset ne sont plus investis que par les maquettistes en modèles réduits qui distinguent ainsi les carlingues de leur Spitfire. À la marge, quelques graphistes plus ou moins nostalgiques (quand ils ne l’ont pourtant pas connu) s’adonnent parfois à quelque exercice de style mais sous couvert artistique. Les acteurs du métier de l’époque, et qui ont dû prendre leur retraite, ne se précipiteraient sans doute pas sur un contest de lettrage transfert tant les charrettes de ces âges du « graphisme à la main » devaient coûter plus encore que les feux de studio actuels. Enfin, l’appel du vintage pousse certains amateurs à chasser ces belles planches, le plus souvent complètement cramées – on l’a dit – et donc bonnes à rien.
 

Un hommage au Letraset par le studio écossais Freytag Anderson. Affiche en sérigraphie distribuée par Edition of 100. 

 


 
Pour qui oublierait, trop orienté par les œillères du graphisme et de la typo, le catalogue ne proposait pas que des alphabets mais encore des planches entières de signes et codes de représentations en tous genres – sans parler des pages pleines de lavabos ou de voitures, forcement désuètes. Ci-dessus, des angles qui devaient compléter des lignes (filets) pour faire des cadres par exemples. Ce même matériel qu’a réinvesti le belge Lander Janssens dans ses Typogranostra typepic typography (l'image n'est pas terrible; pour les abonnés Flickr, il y a moyen de trouver mieux. Suivez Grapplica sur blogspot...)
Une autre proposition du graphiste bruxellois:

 
La proposition suivante, en revanche, me laisse perplexe. Ça sent le vrai-faux. ces travaux célébrant le letraset du studio Begson semblent être un produit PAO. Qu'à cela ne tienne, c'est une réjouissante création malgré tout...
 
 
Cadeau bonus:
C’est l’histoire d’un geek qui en rencontre un autre et là vous faites monter le prix de cet objet collector, pour peu qu’il circule sur le marché... Il y avait dans ce kit Letraset sorti en 1978 trois décors à compléter produits du premier film de la saga (l’épisode IV pour les plus jeunes).  À défaut d’avoir rempli ce paysage de Tatooine, je me souviens avoir frotté un tas d’autres transferts quand j’étais petit… (C'est une image d'Internet, je ne possède malheureusement pas ce joli jouet...)
 
 
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La couverture de mon vieux catalogue, pleine de tâches d'encre témoin de ses séjours dans je ne sais quels ateliers. Elle présente de belles calligraphies... de Jean Larcher! L'histoire ne dit pas si cet illustre maître, disparu il y a peu, utilisait des transferts en marge de ses écritures...
 
 


 

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