Avertissement.

Chers lecteurs, parfois les textes se jouent des ordres que je voudrais pourtant leur donner et s'affichent dans des tailles variables, à leur gré. Je ne prétendrais pas exceller dans le print mais c'est moins catastrophique que dans le numérique!!!

jeudi 1 mars 2018

Mémoire de métier


Les ateliers de Brodard et Taupin, il y a fort fort longtemps. Aujourd’hui ce sont de très jolis lofts en lisière du Parc des Capucins. Notez qu’Abel Leblanc, meunier entre autres de ses activités, et à qui les columériens reconnaissants dédièrent cette place, fit bâtir des moulins – on en reparlera à propos du papier – dont ceux de Pantin, légués à la Ville de Coulommiers. Mais c’était une affaire de blé…

 
En clôture de mon roadtrip imprimerie-typo ligérien qui m’a mené de Tours à Nantes, se tenait ce samedi l’assemblée générale de la Maison de l’Imprimerie/Musée vivant de la typographie de Rebais. Une association à laquelle j’ai le plaisir de souscrire depuis deux ans et qui participe de mon initiation à ces choses et métiers (un peu) perdus. J’y rencontrai, outre les cadres et amis habituels, d’autres membres, anciens imprimeurs, légataires d’une mémoire au combien précieuse. Aussi suis-je reparti de cette réunion riche de nouveaux fragments et représentations de l’atelier typo…
 



Plantons le décor, celui de la vallée du Morin (le grand, au sud du petit). Un joli cours d’eau au nord-est de la Seine-et-Marne qui en a vu des moulins. Pas tant pour concasser telle graminée mais pour y piler la pâte qui donne le papier. Malheureusement, il ne reste que peu de témoins d’une industrie pourtant florissante à l’époque (formule floue, NDLR). Aux parisiens qui se déplacent en bus spécialement affreté pour jouir d’un cocktail champêtre à la Galleria Continua de Boissy-le-Châtel, cette formidable friche industrielle requalifiée en galerie d’art fut en son temps un de ces moulins. Il reste encore un représentant vivant – du moins « encore » vivant – de cette activité. Tout récemment objet d’un plan de reprise qui devrait être scellé d’ici peu (croisons les doigts) et préserver ses 230 salariés, Arjomari, aujourd’hui à l’enseigne d’Arjo-Wiggins, prolonge cet héritage à Jouy-sur-Morin, Rue de la Papeterie.

C’est pourtant une autre firme, non moins historique, qui reste fédératrice chez les anciens du métier. On peut prendre la formule à suivre dans les deux sens : le papier appelle l’imprimerie. Aussi, une grande entreprise marqua – autant qu’elle embaucha – les riverains du grand Morin. La plupart des amis de l’association de la Maison de l’Imprimerie sont des vétérans de Brodard et Taupin à Coulommiers. Le premier de ces deux grands noms participe de l’histoire locale à plus d’un titre, Paul Auguste Brodard, fondateur de l’imprimerie éponyme au milieu du XIXè siècle fut maire de Coulommiers au tournant du XXè. Vint l’association avec Taupin par l’intermédiaire d’un administrateur de la maison Hachette qui valut aux nouveaux associés de travailler pour cet illustre client jusqu’aux termes de l’aventure. Ainsi, l’imprimerie reste connue pour avoir été l’un des principaux acteurs du Livre de Poche, participant au déploiement de ce format dans les années 1950. Joseph Taupin, héritier de l’affaire, importera une nouvelle technologie des Amériques qui permit le brochage sans couture (dos collé) pour un process de fabrication intégral et très peu coûteux,  condition de la réalisation – des volumes, surtout – du livre de poche. Prenez le temps d’ouvrir quelques bouquins qui peuplent vos étagères ; vous tomberez rapidement sur un « 10*18 » portant l’enseigne Brodard et Taupin au colophon.
 



Deux romans aux éditions du Livre de Poche (Hemingway et Balzac). Le premier en 1967, encore roulé à Coulommiers. Le second, en 1969, dans la Sarthe à la nouvelle unité de production. C'est tout ce que j'ai trouvé dans ma bibliothèque pour cette période charnière. La majorité des livres que je possède ressortant de Brodard et Taupin ont été imprimés à La Flèche...

 
Autrement, allez au grenier retrouver de vieux manuels scolaires des parents ; ceux-ci étaient une autre grande spécialité de la firme. Ceci étant dit, peut-être rencontrerez-vous la mention « La Flèche » (dans la Sarthe). C’est là que le groupe implanta une nouvelle unité de production à la fin des années 1960, site encore en fonction aujourd’hui. L’histoire de l’imprimerie columérienne termina en eau de boudin après une tentative de reprise par le grand industriel Maury – celui-là même qui nous donnera bientôt un grand musée à Malesherbes – et l’espoir déçu de trouver quelque salut dans l’impression des Pages jaunes.
 
Aigris à juste titre, les salariés de Brodard reprirent cette fameuse formule en lettres…d’encre. S’ils égratignèrent Jean-Paul Maury, les « partenaires » locaux ne furent pas en reste quand les imprimeurs malheureux déversèrent un godet industriel d’encre rouge devant la concession Peugeot Riester de Coulommiers. Sans rancune, Monsieur le Maire… Aujourd’hui, le site de Brodard est en partie reconverti… en ateliers municipaux !
 


Jacques Driot, grand taulier du musée de Rebais est le légataire de cette mémoire comme de ses archives. Il conserve de nombreux exemples de la vaste production de Brodard et Taupin. Aussi, en relais de ce post, il faut compléter par la visite de ce formidable lieu. D’ailleurs, je ne possède que très peu cette riche histoire et ne serai jamais aussi érudit en la matière que mon cher maître.
 

Jacques Driot devant sa belle Intertype. La lecture de cet article ne saurait être complète sans une petite visite au musée !
 

Mais revenons à cette rencontre de samedi soir avec un ancien typo de chez Brodard. Michel Houé fut compositeur et chef de rang à Coulommiers. Il intégra la maison en 1956, à quatorze ans, alors apprenti, et la quitta onze ans plus tard après qu’on l’ait mis à la conduite de quelque presse, ce qui n’était pas son métier. Revoir la définition de l’ours et du singe dans Balzac – introduction des « Deux poètes », premier livre des Illusions Perdues – ; ces deux là ne sont pas du même bois ! Passées les regrets et l’amertume que peuvent cultiver ceux qui ont vu disparaitre le métier et aussi les emplois, Michel Houé a laissé à ses camarades de l’asso’ un précieux document en cette reconstitution de mémoire de l’atelier typo dans les années 1950-1960 :

 
 


 
Il s’agit bien de l’atelier de typographie ; la "conscience" de l'imprimerie... 

Celui-ci est bien distinct de l’ « imprimerie », la partie des presses, s’entend. De la même manière, et en amont cette fois, la clicherie – où l’on prépare les images à imprimer (les clichés), notamment en galvanoplastie, est une autre partie dont les effectifs ne sont pas rapportés. On les détaillera plus loin mais on a déjà là une projection tripartite des corps tels qu’ils pouvaient être définis dès les premiers âges du métier conscient – celui qui se raconte dans tel manuel. Dans Fournier le Jeune comme dans l’Encyclopédie, le graveur, le fondeur puis l’imprimeur sont les trois composantes de la typographie. Ici, il s’agirait d’arranger un peu cette équation désuète pour dégager les graveurs (et fondeurs), les compositeurs puis les conducteurs pressiers. Des parties d’un tout indissociable, certes, mais pourtant propres et singulières. Naturellement, la fonte à proprement parler, celles des polices de caractères est externalisée. Et ce depuis bien longtemps dans l’histoire de l’imprimerie typographique. Cependant, tous les matériels nécessaires à l’habillage des formes ; lingots et interlignes, sont fondus et parés en circuit court, sur place.

Parmi les autres postes non décrits par Michel Houé se trouvent : les imposeurs, en aval de la typo, qui assemblent les compositions dans le châssis, basculant les textes en fonction des pliages de la feuille et de sa « retiration » (impression au recto puis au verso) ; les autres postes associés à la clicherie ; la stéréotypie, où l’on « clone » les compositions par moulage ; la fonderie déjà évoquée qui pourvoie aux besoins en interlignes. Enfin, en réserve, on conserve des compositions et des clichés susceptibles d’être réinvestis pour une commande ultérieure.
 
 
 

Observons maintenant l’atelier où le jeune ouvrier fit ses armes avant de devenir chef de rang.

La journée de travail occupait 10 heures en moyenne ; les 3*8 n’avaient pas cours alors, du moins en typo. Naturellement, ces durées pouvaient varier, fonction du travail. Mais autant dire qu’en termes de volumes on était bien loin des standards actuels !

Comme metteur en page, Michel travaillait assis, privilège généralisé chez les typotes qui possédaient leur propre tabouret. Son travail était supervisé par le prote. Celui-là a toujours existé. Faut-il faire correspondre au prote le contremaître dans d’autres métiers ? Le fait est qu’il était garant de la bonne réalisation des parties de tel chantier. Il devait, théoriquement, avoir autorité pour. Historiquement, et dans une représentation très originelle, le prote est le plus lettré. Aussi, parmi les compositeurs possédant nécessairement leur latin comme leur grec, il est celui qui pilote la brigade, comme en cuisine. Le chef, quoi.

La structure d’apprentissage est intégrée et elle aussi de tradition, héritage d’un rapport à la formation qui s’est depuis délité. À l’époque, on intégrait une « maison » après l’école d’apprentissage – celle-ci pouvait d’ailleurs être associée à telle grande entreprise. On était alors apprenti et encadré comme tel pour finir sa formation et devenir ouvrier qualifié. Le maître d’apprentissage est un poste à part entière dans l’organigramme. Les arpètes étaient intégrés et répartis dans des triplettes ; 1 par rang aux postes de metteurs en page pour les 3è et 4è années ; par exemple.
 

 
 
Les cahiers de CAP de René Lepage, élève en composition typo à la Chambre d'Apprentissage de Mayenne de 1947 à 1950. Des trésors inestimables que m'a confié sa famille.
Regardez ses maquettes en calque, ci-après, à la plume et au tire-ligne, s'il vous plait ! Il faudrait vous montrer aussi les corrections du professeur quand la cursive de l'élève se redressait de trop...

 




 


 
Suivent différents métiers. Si la formation de compositeur typo était la plus généralisée, on pouvait ensuite être dessus la casse, à piocher des caractères mobiles mais aussi au clavier d’une Linotype ou d’une Monotype (les composeuses-fondeuses) ou encore à la sortie de la fondeuse Mono. D’autres tâches plus particulières comme les tableaux, le calibrage (= l’évaluation du nombre de page de la copie reporté à l’ouvrage imprimé) ou l’épreuvage de contrôle et d’autres postes dédiés à l’alimentation de ce petit monde continuait de peupler l’atelier. Enfin la correction, comme auto-évaluation permanente était systématique.

Les plus représentés étaient donc, d’abord, les typos. Ils n’étaient alors plus dévolus qu’à la confection des affiches et travaux de villes, c'est-à-dire tous les petits travaux hors l’édition, savoir, les documents à la feuille, la carterie, les factures, ce genre de choses. Chez le petit artisan imprimeur qu’on trouvait au coin de la rue jadis, on appelait ça les bilboquets. Ces travaux étaient les derniers composés aux caractères mobiles. Pour les autres types de commandes, les composeuses-fondeuses faisaient leur œuvre. Ces machines permettaient des gains de cadence du simple au sextuple, proposant la fonte à le demande de ligne de texte (Lino) ou encore de caractères individuels (Mono). Tout ça sans immobilisation de matériel, sans effort de distribution (= rangement) post-impression. Et surtout, depuis leur apparition à la fin du XIXè siècle, ces machines ouvraient, plus largement, à des opérateurs-trices (les clavistes) moins qualifié(e)s – sauf tout le respect qui leur est dû – que les compositeurs « à la main ». Elles participèrent aussi à la féminisation de l’atelier typographique.

Puisqu’on parle d’ouverture du métier à la gente féminine, on note qu’un autre poste spécifique était, chez Brodard, réservé aux ouvrières. Les tableautières étaient spécialistes de certains exercices de styles des plus virtuoses en typo. On aurait tendance à mépriser ce (grand) genre – comme on ne réalise pas toujours combien le graphisme de data par exemple est passionnant ! –, les tableaux sont pourtant des manœuvres de hautes précisions. Difficile de réaliser la chose, à l’écran, quand on est familier avec Excel. Là, on parle d’agencement savant de filets – des formes typographiques qui font des lignes – qui doivent être coupées et biseautés au point près. Des casse-tête en termes de justification où l’on recourait à des polices de caractères à plusieurs œils pour un même corps. Pour ne m’être pas encore risqué à cette exercice – et il me tarde pourtant – je reste fasciné par la complexité de certains montages en la matière…
 
Une illustration du manuel de Composition Typographique de Henri Leduc. Bibliothèque Professionnelle, J.-B. Baillière et Fils à Paris, 1948.

Ces dames étaient, semble-t-il, douées aussi pour la correction. Ce poste était exclusivement renseigné par des ouvrières.
 

Au stade qu’on qualifierait aujourd’hui de « pré-presse », les metteurs en pages, dont Michel Houé fit partie, étaient les plus nombreux. Ils étaient responsables de l’organisation des contenus dans la/les pages(s). On se souvient ici que Brodard et Taupin s’était fait une spécialité des ouvrages scolaires. Ces livres éminemment didactiques étaient déjà, comme aujourd’hui, objets de rubriquages complexes, insertions d’encadrés, hiérarchisation d’informations variées. De sérieux challenges en termes de compo dans un univers où toutes les formes qu’elles soient mobiles ou « au bloc » sont solides !!! Michel de se souvenir encore des voyages depuis ses rangs jusqu’au marbre avant la presse avec ses compositions serrées (c’est lourd !) sous le bras…

Viennent ensuite nos fameux clavistes. Comme leur nom l’indique, ces opérateurs sont assis devant un clavier. Celui de la Linotype (ou Intertype) ou celui de la Monotype. Moins de Lino chez Brodard. Ces dernières présentaient des batteries autrement importantes dans la presse (presse quotidienne, hebdo ; le journal, s’entend). La dominante « édition » de l’imprimeur columérien explique sans doute la majorité d’opérateurs (et d’équipement) Monotype. Les Monotypes sont donc des composeuses-fondeuses qui moulent le caractère individuellement. La spécificité de ces belles mécaniques est qu’elles sont bipartites. Le clavier, d’un côté, permet de saisir la copie via un système pneumatique dont ressort une bande de papier perforée – à l’instar de ce qu’on chargeait dans les orgues ou piano automatiques. La dite bande est ensuite chargée dans la fondeuse qui, elle, interprète la bande pour fondre sur ses ordres les caractères et espaces déterminés. Aussi, on rencontre dans notre inventaire des clavistes et des fondeurs. Ceux-là pouvaient d’ailleurs ne pas toujours s’entendre et développer un certain sectarisme eu égard à « l’autre » ! Enfin, une troisième casquette (l’ « attachage ») revenait à ceux qui récupéraient pour le transférer en bonne et due forme le produit de l’unité de fonte Monotype. Au final, ils étaient les plus nombreux dans l’atelier.
 
Le clavier de la Mono. In Le Système Monotype, Société Monotype, Rue Denfert-Rochereau à Paris. Sans date.
 

Tout en bas de la liste de Michel Houé, apparaissent les pourvoyeurs de caractères. Les caractères étaient alors achetés à des fondeurs de spécialité (on parle souvent dans le blog de Deberny-et-Peignot, FTF ou Olive…) Très nombreuses dans l’imprimerie, les polices avaient en son sein une nomenclature particulière. Elles étaient rangées selon des numéros qui n’étaient pas forcément leur nom au catalogue du fabricant. Il s’agissait, pour telle composition d’aller chercher du « 251 mi-gras en 3 douzes », comprenez la police stockée et étiquetée « 251 » (c’est un exemple) dans telle graisse en 3 cicéros, soit en corps 36. Naturellement, les metteurs en pages connaissaient le catalogue de la maison par cœur !

 

Considérant une marge d’erreur que concède Michel qui a reconstitué l’atelier cinquante ans après l’avoir quitté et hors les autres collaborateurs clicheurs et fondeurs, on est à 117 personnes pour le seul atelier typo ! Mêlés aux imprimeurs – ceux qui sont sur les presses – ça fait du monde et une entreprise des plus remarquables dans ce secteur.
 
*
 
Reste une mémoire à relayer. Des traces fournies aussi à la Maison de l’Imprimerie à Rebais. C’est à 10 minutes à l’est de Coulommiers. Ne manquez donc pas, chers franciliens et autres marnais en tous genres de visiter ce conservatoire extraordinaire pour finir de vous représenter les métiers de l’imprimerie typographique !

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