Vacances studieuses, vacances heureuses. En juillet, j’ai
passé une semaine de rêve entouré des trésors et de leurs gardiens experts au
musée de l’imprimerie de Nantes pour m’initier à l’impression… sur caillou !
Moi, tout seul, lâché libre dans le musée. Ils sont fous ces nantais !
Le musée, place vivante des métiers de l’imprimerie,
propose en permanence animations et formations autour de ces disciplines :
la typo, la calligraphie, la reliure, la gravure et, parmi les techniques de
choix, la lithographie. Comme prix de mon heureuse copie au quiz des 30 ans du
musée (j’ai remporté le concours. C’est tout !), je pouvais profiter d’une
de ces offres de stage dispensées tout au long de l’année par les maîtres des
lieux. Aussi, ai-je choisi d’en apprendre un peu plus sur une technique que je
présentais jusqu’alors de manière très théorique depuis tel manuel et dont je
saurai dorénavant parler avec un peu plus de science. En effet, rien ne vaut de
mettre les mains dedans pour comprendre la mécanique de ces choses – après tout,
c’est pour ça que j’ai joué au plomb à la base !
Là, pas de plomb ni de bois pour imprimer en relief
mais une grosse galette de calcaire à la surface de laquelle on va dessiner,
peindre voire gratouiller le motif. C’est différent. Dans mes expériences
personnelles et auprès de mes chers étudiants, je navigue entre creux et relief
que je consomme ou non l’acte de graver. Ici, point de gravure à proprement
parler – encore qu’on puisse attaquer « physiquement » la surface,
mais c’est plutôt pour gratter dans une addition préalable à l’instar d’une
intervention sur un vernis en taille douce. D’ailleurs, comme on compte sur la
plus pure planéité de notre morceau de caillou, lui laisser quelque cicatrice
est préjudiciable et demandera, a posteriori, un gros travail de grainage pour
récupérer la surface. On y reviendra…
Comme parente directe de l’offset, la lithographie
inventée par Senefelder à la veille du XIXe siècle, fonde son
principe sur la répulsion des corps gras. En gros, c’est la flotte contre l’encre,
et pour préparer ce conflit, on graisse, ou, a contrario, on nettoie le champ
de bataille (la pierre). Cette fameuse pierre calcaire, dont les plus gros
gisements se trouvaient en Bavière, mais qu’on produisit aussi dans le sud-est
de la France, présente un rapport rétention/répulsion idéal pour soutenir la
lutte des corps. Par ailleurs, c’est son grain qui nous intéresse tant elle
offre une peau lisse et propre à la restitution des traits les plus fins.
Avant de rentrer dans les détails ; je dessine sur le caillou, j'encre le caillou, j'imprime avec le caillou...
Aussi, ne va-t-on intervenir qu’avec des outils gras.
Du crayon lithographique aux encres de la même sorte, tout ce qui sera
suffisamment gras pour retenir, in fine, l’encre peut faire l’affaire. Notre
plan est si sensible au gras, qu’il ne faut pas y mettre les doigts ! Nos
empreintes pourraient tout à fait ressortir du procédé de révélation préalable
à l’impression. Alors on ne se vautre pas sur la pierre, et pour bien s’y
tenir, on s’appuie sur une douelle, sorte de cintre en bois qui pose de part et
d’autre de la pierre (on la voit là).
On a dessiné mais aussi reporté certains motifs.
Naturellement, des techniques de report ont su répondre très tôt aux besoins de
l’impression industrielle. C’est sympa le crayon pour figurer une Chérette (sorte de danseuse trop
enthousiaste pour être honnête alors qu’elle fait la promotion de fuel de
chauffage ou de laxatif) mais pour d’autres signes et marques, des papiers
spéciaux servaient à reporter un dessin, une photographie/photogravure depuis
un master vers une forme imprimante. Ces supports sont trop rares aujourd’hui
pour qu’on ait pu jouer avec alors on s’est rabattu sur une autre option :
le report au toner. Comme quand, étudiant, on frottait des photocop’ couleurs
au trichlo (à l’époque, on en trouvait encore en grande surface), là, c’est au
screenwash – d’usage sérigraphique – qu’on a pressé des sorties de copieur
directement sur la pierre.
L’étape du dessin n’est, finalement, affaire que de
créativité. Au-delà de la seule nécessité d’apposer des traces grasses, tout
est permis en traits, lavis, projection… même la « manière noire » – terme
quelque peu dévoyé ici tant il se rapporte normalement à la gravure mezzotinto –
peut se pratiquer depuis une enduction de la pierre directement à l’encre
litho, ensuite poudrée pour un minimum de confort d’exécution, on opère en
soustraction au grattoir, faisant paraitre les blancs dans la composition.
Notre cher maître, Philippe, nous a offert de réaliser
2 pierres chacun sur les quatre jours que nous avons passé ensemble. Une
troisième, collective, est sortie mais je ne l’ai pas encore vue ; je suis
parti comme un voleur pour prendre un train avant le tirage. Nous étions quatre
camarades, totalement libres d’investir les supports et équipements du musée
pour expérimenter un maximum d’effets sur nos tartines de calcaire. Par
exemple, Joëlle, curieuse des jolis bouts de bois qui peuplent le mur du fond
au musée, a tenu à incorporer la typo à son projet litho. Aussi, elle a d’abord
imprimé des caractères bois sur la presse à épreuve typo mais à l’encre litho
avant de les reporter à frais sur sa pierre. Un cross over très sympa !
Les filles – comme d’hab’, y'a que des nanas dans ce genre de truc… – ont essayé
encore différents collages avec de beaux papiers marouflés sur les vélins (Arches
ou BFK Rives) qu’on nous proposait pour supports. Depuis les collages jusqu’aux
essais de poudrage par-dessus l’encre imprimée, on a eu toute latitude pour
tester des trucs dans un mode découverte tout à fait décomplexé et sans
contraintes orthodoxes.
Une fois le dessin posé, c’est toute une chimie qui
prend le relais. Pour cette cuisine, chacun ses recettes. Bien sûr, il y a
quelques étapes incontournables et que je vais résumer mais chaque opération
peut être démultipliée comme on peut en ajouter des intermédiaires en fonction
de la nature de l’œuvre et de telle ambition de réalisation. À
Nantes, le maître ès litho a sa formule, sans doute plus compacte pour nous
autres, débutants que pour tel artiste sur un tirage particulier. Ceci ne
retirant rien à l’application des gestes témoins du degré d’expertise ! J’ai
été – agréablement – surpris du temps de préparation, moi qui ne connaissais
que des présentations ‘théorico(pas)pratique’ dans certains ouvrages de
spécialité à n’y rien comprendre et à décourager le curieux d’entreprendre quoi
que ce soit dans cette technique. La routine est la suivante :
à partir du dessin « brut » sur la pierre :
1.1 un léger
poudrage – une « dépose » pour ainsi dire – de talc appliqué au
feutre ou avec un vieux lange ;
1.2 on pulvérise
une résine de pin là-dessus.
2. La morsure.
Application – toujours aussi délicate – d’une solution d’acide nitrique diluée
dans de la gomme synthétique. On « caresse » avec un linge assez doux
(ou souple) ;
[séchage de cette application au moulinet]
[On re-talque avant gommage]
3. Gommage. À l’éponge,
solution de gomme arabique diluée qu’on essuie ensuite au chiffon. Plus le
gommage est fin, meilleure sera la restitution du dessin (ça, c’est une note du
chef !)
[Calage de la pierre. Réglage des pressions de la
presse]
Une fois la pierre calée, le moment qui fait flipper
les novices :
4. Désencrage de
la pierre ; en d’autre termes, on efface le dessin à l’essence de
térébenthine ! C’est là que, souvent, les stagiaires frôlent la syncope
voyant leur travail disparaitre. Ils traitent alors l’opérateur de grand malade
irrespectueux mais à tort. Le dessin, qui laisse quand même un léger spectre, a
fait son office imprégnant en « niveaux de gras » la pierre.
[un petit coup de moulinet pour sécher…]
5.1 Mouillage
à l’éponge (avec de l’eau toute bête) ;
5.2 Encrage au
rouleau. Là, l’eau chasse l’encre des
parties « maigres ». L’encre reste sur le spectre gras.
Impression.
C’est clair ?
Bon, quelques images de ma première pierre, à peu près dans l'ordre des événements:
Ça, c'est ma pierre, toute belle, toute propre, grainée. On peut voir son "feuilletage". Il y en a de plus blanche ou grise, bleue ou jaune que d'autres.
C'est parti pour le dessin. D'abord au crayon (litho), à la lame de cutter pour griffer dans le dépôt et créer des effets de surface, puis à l'encre. J'ai dessiné les contours à la plume puis les aplats au pinceau.Et voilà ! Naturellement, comme dans tout procédé d'impression directe, le motif est à l'envers, ça va de soi.
La pierre rejoint le marbre de la presse. C'est le début des ablutions en tous genres...
On s'occupe bien d'elle. Elle est caressée avec délicatesse et toutes sortes de linges adaptés...
Un petit tour de moulinet ; un "éventeur" en cuir qui facilite le séchage des différentes enductions sans agresser la pierre et ses différentes préparations.
L’impression, ça se passe sur une grande presse appelée « bête à cornes », sobriquet qu’elle tient des grands bras du volant dont le design tient à la façon dont on les tire. Un cercle (ou une roue) – comme sur mes chères presses typo à platine – ne saurait répondre à la force à exercer pour emmener le chariot en pression. Car la pression est énorme !!! En lieu et place du rouleau qu’on trouve sur une presse taille-douce, c’est un râteau – pièce de bois taillée en biseau – qui presse la feuille contre la forme imprimante. Sa largeur, interchangeable, est fonction des dimensions du dessin/de la pierre à tirer. Il est mis en pression par le truchement d’une pédale qu’on maintient enfoncée au pied pendant l’entrainement du chariot. Pour que le râteau n’arrache pas tout, on mise par-dessus la feuille avec autant de couches que nécessaire – comme le lange en taille-douce – en graissant généreusement (graisse animale) pour assurer la glisse sous la pression. Une fois la course accomplie, le charriot libéré de la pression revient à sa place initiale ; mieux vaut, à ce moment, ne pas se trouver sur le chemin des bras d’entrainement qui battent allègrement comme une hélice dont on aurait bandé l’axe avec un ressort ! Le son de cette grande machine est extraordinaire. Soumise à la dite pression, elle craque de partout tant et si bien qu’on s’attendrait à ce qu’elle explose. Elle est en bois et très souple, et il le faut. Philippe nous racontait comment les mêmes structures en fonte/acier pouvaient facilement se fendre en deux faute d’élasticité. Tout le contraire du mode typographique qui préfère la plus grande rigidité des machines.
'Faut dire que c'est plutôt un truc d'homme. Certes, la force est démultipliée par les grands bras mais l'entrainement propose une sérieuse résistance.
Une fois l'épreuve levée, c'est le debrief avec le maître. On étudie les rapports d'encrage, les incidences du motif, considérant qu'on peut revenir sur le traitement du dessin et le re-préparer. Mais, attention ! Si on peut éclaircir, on ne peut plus monter les valeurs derrière telle morsure. Aussi, ce premier traitement est capital, irréversible.
Si les exigences du chef n'ont d'égale que sa grande expertise, nous, on était vachement contents de ce qui sortait !!!
Le résultat :
Au dessus, la pierre encrée. On a fait deux passages depuis la même pierre. D'abord une terre rouge, puis, après quelques soustractions sur le dessin, un deuxième passage en noir, plus fort, pour "finir" le motif. Un premier tirage en noir m'a permis de mieux choisir les parties à soustraire du premier dessin ; la charge moindre du pigment rouge donne une impression un peu blonde et qui laisse passer des détails.
Bon, le repérage sans pince en dépose directe, c'est au petit bonheur. Mais on dira que "ça fait vibrer le dessin" genre effet 3D et tout...
Ci-dessous, j'ai déposé de la poudre bronze sur l'encre fraiche. Pour voir...
Il y a eu cette autre pierre, autrement improvisée où j'ai essayé tout ce qui me passait par la tête. Plus débridée, plus trash...
Je me suis essayé au report depuis une image téléchargée sur Internet, vite fait. Quelques coups de ciseaux pour un masque et on l'a pressé comme ça. Ensuite, j'ai projeté au pochoir avec une brosse à dents, j'ai dessiné, gratté... le but était aussi, et surtout, d'essayer des effets et leurs limites quitte à dépasser les bornes !
Si c'est pas très correct, c'est homologué quand même ! Le cachet fait foi -- autant qu'il en donne :
Chacun sa punition. En typo, après s’être amusé, il
faut distribuer caractères et garnitures. Là, il s’agit de parer les pierres
pour un nouveau dessin. C’est le grainage. Notez que, chronologiquement, j’aurais
pu commencer par cet exercice. Ce grainage consiste en l’application d’un
sablon contre la pierre pour lui refaire une beauté – un petit « gommage »
en somme. Cette opération, à renouveler autant que nécessaire, sollicite une
deuxième pierre, qu’on peut substituer au bourriquet, sorte de gros tampon lourd
en acier muni d’un manche décentré pour lancer sa rotation. Entre les deux
pierres, donc, on jette l’abrasif mélangé d’eau puis on frotte en mimant de
jolis « 8 » dans une routine régulière et appliquée. On rince entre
chaque passage. Le but est que la pierre recouvre sa planéité originelle. Nous,
on y est allé un peu fort en gratouillage parfois ce qui promettait à nos hôtes
pas mal de taf derrière pour reprendre le grain des pierres. Désolé les gars, ‘fallait
pas nous inviter…
Alors voilà un moment formidable passé dans le cadre du
musée à Nantes et entouré de personnes tout aussi formidables. Nos bienveillants
tuteurs – des présents cette semaine –, Philippe et Solène « en salle »,
Paule à l’accueil (et à la gestion !) sont les permanents de l’asso qui
gèrent le fonds qui appartient, lui, à la ville de Nantes. Ils permettent à ce
conservatoire de rester vivant, se gardant de trop « muséifier » ces
choses. S’il fait chaud au musée, c’est que les creusets de l’Intertype, de la
Mono et de la Ludlow sont toujours en température. C’est surtout qu’on s’agite
à tous les postes. Les gardiens du temple peuvent encore compter sur les amis
bénévoles, les fondateurs et leurs enfants et petits enfants qui peuvent venir
à tout moment taper une page de typo, rencontrer tel artiste qui, lui, vient dessiner
une pierre ou tirer des épreuves. Ceux-là participent du remplissage du carnet
de commandes de cette imprimerie polyvalente à part entière. Aussi, quand les
visiteurs débarquent, plus qu’un parcours, c’est un forum où les touristes
peuvent échanger avec des anciens du métier, des gens de la partie – j’ai
rencontré, en vrac, un prof d’université en com et média de Lyon, une touriste
britannique au fait de l’impression typo, deux grands amateurs belges dont l’un
collabore avec le musée Plantin. Aussi, Florian,
un jeune étudiant, qui, accompagné de tel parent à l’initiative du musée il y a
trente ans, y a toujours trainé. Il y était pour composer quelque page de
Beckett en Vendôme. Et tous, autour d’un marbre, on partage plaisirs et tuyaux
en toute fraternité, en toute amitié. Ajouté au décor et aux objets posés
tout autour, c’est magique !
Et s’il n’y avait que ça à Nantes… Je me suis déjà
répandu sur la cité des Ducs de Bretagne, ses richesses. Je n’en ai toujours
pas fait le tour. Cet été, on pouvait découvrir le Musée des Arts – musée des « Beaux-Arts »,
en fait – tout neuf. J’ai aussi apprécié un digest des collections du musée
Dobrée, actuellement en chantier, fonds dédié aux arts appliqués et décoratifs
à travers les âges et dans toutes les régions du monde ; le pendant du
Musée Pincée à Angers dont on attend impatiemment la réouverture. C’est sans
compter sur les manifestations du Voyage à Nantes qui animent toutes les rues
et monuments de la ville, ses concerts aussi… Un petit bonjour à Benjamin Guyet
qui m’a offert de visiter son atelier et ses dernières trouvailles, au plaisir
de découvrir tes prochaines affiches ;) >>> https://leseditionsdeletau.wordpress.com/
J’aurais même pas eu le temps de me balader sur l’île !!! Nantes, the
place to be…
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