Cette feuille là, je l'ai grattée au lycée. Mais ce sont de plus récentes trouvailles qui me l'ont faite exhumer pour soutenir quelque propos sur ce fabuleux support qui marqua son époque...
C’est en passant chez un revendeur de fournitures
beaux-arts que je suis tombé sur quelques reliques d’un âge perdu qui marque
pourtant une période aussi courte qu’intense, tampon entre la fin de l’ère
typographique et l’avènement de la création assistée et des applications qu’on
utilise aujourd’hui encore…
« LetrAVision » aussi
vendu sous « Letraset Project-a-type »
décliné en 6 couleurs et adapté à la chaleur du projecteur et pour un report
sur acétate… On trouvait aussi au catalogue des gros points et des fonds
colorés ; ça pouvait pas être pire que les actuelles présentations pptx et
leurs infâmes templates !
C’était au fond d’un magasin franchisé en centre ville de
la préfecture de Seine-et-Marne – le nombre limité d’enseignes spécialisées
associé à ces quelques indices de géo localisation devraient pouvoir orienter
les curieux. Là se trouvait un tas important de planches qui devaient y reposer
depuis une bonne trentaine d’années au bas mot ; essentiellement des motifs
utiles au dessinateur projeteur en architecture (d’antan) : voitures,
arbres, éléments sanitaires mais encore des codes de représentations ;
flèches, traits et lignes en tous genres… Au milieu de ce fatras abandonné,
quelques alphabets que je m’empressai de récupérer. En remontant du sous-sol de
la boutique je découvris un présentoir tournant avec d’autres produits de ce
même genre dans un autre format et sous une autre marque mais relevant toujours
du même procédé : le transfert.
Dry
transfer (ou rub-down)
disent les anglosaxons, sans doute fiers de la marque britannique leader en la
matière, et dont on a fait un terme générique : (les) Letraset. Les plus
jeunes la connaissent encore peut-être pour l’avoir lu sur leur feutres ;
encore que les fameux Tria, en proie à quelques vices de conception sur les
dernières générations se sont fait damer le pion par les Molotov très largement
préférés par les enseignes dominantes. La marque Letraset, créée à l’orée des
60’s devait s’associer avec Pantone pour régner sans partage sur les arts
graphiques, dans cette niche, du moins. À peine était-elle
concurrencée par la firme Mecanorma dont les planches pendaient au tourniquet
de la boutique du centre ville de Melun (pour ne pas la nommer). Ces deux là se confondent aujourd’hui quand
tel collectionneur recherche des « letraset
mécanorma ». Vous l’aurez compris, letraset désigne aujourd’hui dans
le langage courant les lettres transfert et, par extension, le catalogue qui,
tous les ans, en révélait les nouveautés.
Le sommaire de mon catalogue. L'ours n'en révèle pas la date; je l'estime entre 1974 et 1983 à partir des dates de sortie de certaines formes de caractères. On découvre là les transferts noirs, ceux en blanc; quelques plus rares alphabets étaient proposés en couleur...
Le catalogue Letraset est devenu un outil qu'on trouve souvent dans les classes d'arts appliqués. On s'en sert pour l'inspiration et les choix typo; c'est un premier contact pour les élèves néophytes mais les images qu'on y découvre n'appartiennent pas plus au répertoire typographique qu'à celui du numérique.
Bon, moi, je n’étais pas graphiste dans les années 70
mais ces outils abondaient encore quand j’étais élève en art, et pour cause,
les planches transferts n’avaient plus aucune utilité, elles étaient destituées.
Aussi, on tapait dedans sans scrupules, pour jouer, quand les designers d’alors
avaient basculé depuis longtemps déjà sur Macintosh et QuarkXPress (1984 pour le premier poste à la
pomme et 1987 pour la victime d’Indesign).
Mais cette technique et ses formes ont existé
pleinement pendant près de deux décades. Contemporaine de l’ère de la
photocomposition – elle aussi, du reste, fulgurante – la période d’usage des
lettres transfert constitue une phase à part entière de l’histoire du
graphisme. Un âge créatif non négligeable tant la variété de ses formes et les
libertés autorisées donnèrent des expressions et surtout des possibilités
formidables. Alors – on est en 1960 quand sortent les premières planches
Letraset –, le graphiste pouvait souffrir de ce que les formes de caractères offertes
par la photocomposition étaient (relativement) restreintes. Celles du plomb s’avéraient
de plus en plus lourdes en termes d’usages ; on n’allait pas tarder à en
sortir définitivement. Développer un nouvel alphabet pour la photocomposition
coûtait très cher. Aussi les industriels n’investissaient que dans des valeurs
sûres, donc des formes « classiques » fussent-elles modernes.
Là-dessus, Letraset pouvait, a contrario, lancer aisément de nouveaux matériels
et en quantité, qu’il s’agisse de rééditions du patrimoine au plomb ou encore
de créations originales. Ces nouveaux matériels étaient souples et permettaient
des effets de composition que ne pouvaient pas supporter le plomb, tout en
restant dérisoirement accessibles par rapport à l’équipement en photocomposition.
Le graphiste « seul », indépendant voire amateur pouvait proposer des
créations au rendu « mécanique » dont la définition n’accusait aucun
complexe par rapport à l’impression typo (visuellement, s’entend !!!) Le
transfert savait notamment résoudre le problème des grands corps de caractères là
où la typographie pouvait pécher par manque de disponibilité ou défaut de finesse.
Mais par-dessus toutes les autres techniques, c’est la spontanéité et la
facilité d’emploi sans contrainte qui imposa leur place aux lettres transfert.
On trouvait donc de tout dans les catalogues Letraset ou Mecanorma. Aussi bien les incontournables modernistes d’alors que des revivals art nouveau tendance psychédélique. Des standards des grands fondeurs – Letraset acheta quantité de licences chez Stephenson Blake, Linotype, Monotype, ATF, ITC mais aussi Bauer, Stempel, Haas… – mais aussi des créations originales et parfois franchement fantastiques, de ces formes qui fleurent bon la contre-culture californienne. Je ne peux m’empêcher d’associer certains noms au lettrage transfert tels ceux de Lubalin ou encore de Novarese, et ceux-là de voisiner dans la liste arbitrairement alphabétique des titres disponibles avec une forme elzévirienne ou encore je ne sais quel typo rétro-futuriste improbable ou d’un exotisme douteux… Un grand mix parfois assez indigeste et terriblement daté !
Facilité d’emploi pas si évidente aujourd’hui que la
pellicule d’encre sérigraphiée à l’envers sur une feuille de polyéthylène puis
légèrement surimprimée d’une fine couche de colle a séché et se déchire dès
lors qu’on la presse. C’est que le support lui aussi a perdu en souplesse
quelques trente ou quarante ans après ! Mais à l’époque avec le brunissoir
adéquat, ça semblait facile. Il y avait même sous chaque ligne un système de repérage
«spacematic » sensé guider l’opérateur
pour aligner et approcher chaque lettre ; mieux vaut avoir l’œil… et la
main ! N'est-ce-pas, Madame?
Image issue d’un épisode méconnu de Derrick où le génial inspecteur enquêtait exceptionnellement outre Rhin dans une agence publicitaire…
Une pochette de "l'autre marque" (et il en avait encore d'autres sur le marché). Le format n'est pas le même; ici, du A4. Le standard letraset était le 380 x 250 mm, soient 15 x 10 pouces (comme la planche d'Helvetica medium en tête de l'article). Les unités de mesures étaient fonction de la zone de distribution (ici, en points didots) mais le distributeur ne manquait pas de donner les conversions (pica/didot), les mesures métriques étant toujours associées aux systèmes typographiques.
Aujourd’hui, les transferts letraset ne sont plus
investis que par les maquettistes en modèles réduits qui distinguent ainsi les carlingues de leur
Spitfire. À
la marge, quelques graphistes plus ou moins nostalgiques (quand ils ne l’ont
pourtant pas connu) s’adonnent parfois à quelque exercice de style mais sous
couvert artistique. Les acteurs du métier de l’époque, et qui ont dû prendre
leur retraite, ne se précipiteraient sans doute pas sur un contest de lettrage
transfert tant les charrettes de ces âges du « graphisme à la main »
devaient coûter plus encore que les feux de studio actuels. Enfin, l’appel du
vintage pousse certains amateurs à chasser ces belles planches, le plus souvent
complètement cramées – on l’a dit – et donc bonnes à rien.
Un hommage au Letraset par le studio écossais Freytag Anderson. Affiche en sérigraphie distribuée par Edition of 100.
Pour qui oublierait, trop orienté par les œillères du graphisme et de la typo, le catalogue ne proposait pas que des alphabets mais encore des planches entières de signes et codes de représentations en tous genres – sans parler des pages pleines de lavabos ou de voitures, forcement désuètes. Ci-dessus, des angles qui devaient compléter des lignes (filets) pour faire des cadres par exemples. Ce même matériel qu’a réinvesti le belge Lander Janssens dans ses Typogranostra typepic typography (l'image n'est pas terrible; pour les abonnés Flickr, il y a moyen de trouver mieux. Suivez Grapplica sur blogspot...)
Une autre proposition du graphiste bruxellois:
La
proposition suivante, en revanche, me laisse perplexe. Ça sent le vrai-faux. ces travaux célébrant le letraset du studio Begson semblent être un
produit PAO. Qu'à cela ne tienne, c'est une réjouissante création malgré
tout...
Cadeau bonus:
C’est
l’histoire d’un geek qui en rencontre un autre et là vous faites monter le prix
de cet objet collector, pour peu qu’il circule sur le marché... Il y avait dans
ce kit Letraset sorti en 1978 trois décors à compléter produits du premier film de la saga
(l’épisode IV pour les plus jeunes). À défaut d’avoir rempli ce paysage de
Tatooine, je me souviens avoir frotté un tas d’autres transferts quand j’étais
petit… (C'est une image d'Internet, je ne possède malheureusement pas ce joli jouet...)
*
La couverture de mon vieux catalogue, pleine de tâches d'encre témoin de ses séjours dans je ne sais quels ateliers. Elle présente de belles calligraphies... de Jean Larcher! L'histoire ne dit pas si cet illustre maître, disparu il y a peu, utilisait des transferts en marge de ses écritures...
Super article !
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