Avertissement.

Chers lecteurs, parfois les textes se jouent des ordres que je voudrais pourtant leur donner et s'affichent dans des tailles variables, à leur gré. Je ne prétendrais pas exceller dans le print mais c'est moins catastrophique que dans le numérique!!!

lundi 18 mai 2015

Beaumarchais, l'imprimeur.


 
Beaumarchais, le dramaturge. Beaumarchais, le musicien. Beaumarchais, l’homme d’affaire. Mais encore ; Beaumarchais, l’émissaire. Beaumarchais, l’armateur. Beaumarchais, l’espion. Beaumarchais, le révolutionnaire. Enfin, Beaumarchais l’éditeur – c’est plus juste que Beaumarchais, l’imprimeur – et, Beaumarchais l’amateur de typographie…
 

 
Après quelques disgrâces et autres procès, et avoir copieusement arrosé les américains dans les manœuvres secrètes liées au soutien de la France dans la guerre d’indépendance des États-Unis, Beaumarchais sait se refaire et possède les ressources nécessaires à la réalisation d’un projet qui lui est cher : éditer Voltaire. Et sans ce grand œuvre, peut-être (sans doute) nous n’aurions eu accès qu’à une toute petite part des travaux de ce grand penseur et écrivain des Lumières, pilier de la culture française, du moins on en aurait perdu quelques richesses.
 
 

Si la forme, comme le sens, le font revenir à Paris pour s’y éteindre, Voltaire est un exilé intellectuel. Certes, il jouit d’une reconnaissance certaine de son vivant, amassant même une fortune conséquente dans la vente d’une partie de son immense production mais, depuis sa retraite helvète à Ferney, il n’est que trop peu publié en France. Ce « bannissement » particulier dans son pays bouleverse Beaumarchais – déjà choqué de ce que le grand auteur déiste, et passablement anticlérical, n’ait pas eu droit à des funérailles dignes de sa conduite. Aussi, Beaumarchais, l’homme d’affaire, va s’engager à corps et à fonds perdus dans une extraordinaire aventure éditoriale.

À la fin des années 1770 – Voltaire meurt en 1778 –, près des deux tiers des écrits de Voltaire sont interdits en France et ne circulent que sous le manteau ; les œuvres sont plus largement publiées à l’étranger. Beaumarchais, l’influent, manœuvre d’abord pour un retour en grâce du corpus plaidant qu’il serait honteux que les russes l’impriment et pas nous, avant d’obtenir la bénédiction des autorités compétentes pour lancer sa grande entreprise. Et elle est colossale !

Le premier à s’investir, de son côté, dans ce projet littéraire est le libraire Charles Joseph Panckoucke. Il acquière auprès de Voltaire en Suisse ses manuscrits et le privilège de les imprimer en 1777. Ce grand éditeur apparait rétrospectivement comme un modèle des grands capitaines d’édition du siècle à suivre; entre autres, il pilota le Mercure de France et lança le Moniteur Universel. Beaumarchais a tôt fait de lui racheter ses droits et complète l’opération en s’attribuant, au prix d’un investissement formidable les droits des autres libraires européens qui en détenaient encore.

Beaumarchais, l’entrepreneur, s’attèle à sa mission à partir de 1879. Il va monter de toutes pièces une imprimerie en louant d’abord pour une concession de 20 ans le fort de Kehl, cité limitrophe de Strasbourg tour à tour française, allemande voire autrichienne par moment. Il y réunira une quarantaine de presses qui rouleront quasi exclusivement pour l’œuvre complète de Voltaire. La Société Littéraire Typographique ainsi fondée imprimera aussi un peu de Rousseau, ce qui n’aura pas manqué de se faire retourner Voltaire dans son caveau avant même d’intégrer le Panthéon ! Avant qu’on ne s’attarde un peu plus sur les autres matériels et talents réunis pour cette grande entreprise, apprenons que 36 des presses réassemblées à Kehl seront bloquées pour Voltaire sans discontinuer pendant 7 ans, de 1783 à 1790 ! L’entreprise, véritable gouffre financier sera d’ailleurs liquidée en 1791 et les matériels rapatriés en partie à Paris, nous y reviendrons.
 
 

Beaumarchais, le directeur, prévoit deux éditions distinctes en lançant une souscription pour drainer quelques fonds utiles. La première, plus « abordable » de 60 volumes au format in-8°, l’autre, plus prestigieuse en gamme, de 40 volumes en in-quarto. Finalement, l’édition « premium » comptera 70 volumes au format in-8° – et des illustrations en plus –, tirée à 28000 exemplaires. L’édition plus courante, pas moins de 92 volumes au format in-12, soient 105 x 170 mm, tirée à 15000 exemplaires. C’est de cette dernière qu’est issu mon petit volume. Pour info, la Pléiade propose 16 volumes de Voltaire au catalogue ! Bref, ce sont là des chiffres assez spectaculaires mais logiques quand on intègre qu’aucune des innombrables correspondances de Voltaire n’est sensée avoir échappé à la collection.

 
Une belle reliure en veau marbré avec deux pièces de maroquins pour les titres, le tout paré de quelques décors d'or roulé et ponctués de très classiques fleurons. Un petit manque en coiffe supérieure et aux coins comme le décrivent bien mieux les experts bibliophiles...
 
 
Les beaux papiers à la cuve de l’édition d’alors ! Typiques de la fin du XVIIIè s., j’en trouve de semblables dans d’autres éditions parisiennes autour de 1800. Ceux des gardes de Baskerville ne sont pas mal non plus, particulièrement sophistiqués…
 


 
 
 
Une typo qui a du chien…
 
 
Les premières lignes de la préface de John Baskerville dans son Milton de 1758. Heureuse coïncidence, Voltaire rend hommage à Milton dans mon volume ; Essai sur la poésie épique, chapitre IX, initialement rédigé en anglais, depuis Londres.
 

Là où la chose est doublement excitante c’est que Beaumarchais, qui veut se doter pour son projet des conditions et supports les meilleurs, ne va pas choisir n’importe quel matériel. Ainsi, ses incroyables aventures et autres relations internationales vont faciliter son équipement des formes de la meilleure qualité. Ses différentes sorties sous couverts de tels mandats politiques le conduisent en Amérique*, on l’a dit, mais avant ça, en Hollande (d’où il fera venir certains papiers), en Autriche et aussi souvent en Angleterre. À Londres, évidemment, mais aussi à Birmingham. C’est là qu’il a le bon goût de récupérer auprès de Sarah Eaves – celle-là même à qui Zuzana Licko rendra grâce comme une des grandes femmes de l’histoire de l’imprimerie ­–, veuve depuis peu, les équipements de son défunt mari. Ainsi, en 1780, accompagné de Jean-François (Le) Tellier , imprimeur et complice de l’aventure rencontré à Versailles et ayant privilège à Deux-Pont en Allemagne, Beaumarchais achète les fontes mais aussi les moules, poinçons et matrices de John Barskerville, disparu peu de temps avant. Au passage, il prendra aussi dans sa vaste équipe de spécialistes, un certain Jacob, graveur élève de Baskerville, pour entretenir probablement le matériel.

La classe.

 
*Je n’ai pas fouillé du côté des relations possibles entre Beaumarchais et Benjamin Franklin qui fut le plus grand soutien de Baskerville de son vivant, se rendant acquéreur à titre personnel de 6 des ses premiers Virgile et louant son travail quand d’autres contemporains le moquaient. Le succès des types de Baskerville devait d’ailleurs être plus net en France et aux États-Unis qu’en Angleterre alors.

 


Comparer l’incomparable ! Au delà du contenu et outre le format, les papiers, encres mais surtout le savoir faire ; autant de paramètres qui distinguent remarquablement l’œuvre imprimée de Baskerville. Mais reste l’usage de ses caractères, ou plutôt celui des blancs ; l’interlettrage d’abord, l’interlignage des éléments et leur densité dans la page ensuite. Si l’édition de Kehl est un produit bien moins prestigieux (et appliqué) qu’un livre du maître de Birmingham, certaines dispositions typographique sont celles dictées et attendus pour l’emploi de ces types là. Des codes prorogés avec les formes de caractères dites modernes, notamment celles des Didot.



Réduire notre document à « du Baskerville » serait tout à fait simpliste au regard de tout ce qui vient d’être raconté. Par ailleurs, Baskerville, ce n'est pas pas qu'une forme de caractères. D’ailleurs, il n’était pas graveur. Certes, elles sont tellement importantes, ces formes. Mais au-delà de ça, le maître anglais était au plus près de tous les moments de l’imprimerie. On lui prête volontiers le développement voire l’invention de la trame vergeuse métallique. On s’attarde plus encore sur le « gloss » exceptionnel des papiers qu’il employait. Ces mêmes papiers qu’il intercalait avec des plaques de cuivres chauffées pour imprimer à chaud en adaptant les presses à cet usage. Sans parler de ces ajustements sur les encres. Un perfectionnisme qui devait inspirer Beaumarchais à Kehl ; ce dernier aspirant à ces mêmes ambitions de qualité pour imprimer Voltaire considérant que ces efforts lui était dus.

N’en demeure pas moins que les formes de Baskerville sont investies justement dans le respect de leurs usages premiers. Dès la page de titre on peut apprécier l’épure de composition qui troubla les contemporain de l’imprimeur de Birmingham ; pas d’ornementation superficielle, beaucoup d’espaces et de blancs, y-compris entre les capitales fort interlettrées, véritable signature dans l’usage qu’en avait Baskerville. Dans la maquette, on retrouve le même goût, la même simplicité, considérant malgré tout que mon exemplaire fait partie, comme on l’a dit, d’un immense ensemble qui admet plus de tolérance qu’un chef d’œuvre unique de Baskerville de 300 pages. La composition est sobre et réglée sans être dictatoriale et demeure légère. L’interlignage parait généreux, y compris dans la prose. Le déploiement de formes typographiques est contenu. Quand le texte n’en demande pas davantage, seule deux variantes sont investies ; une pour le rappel de chapitre, l’autre pour le texte courant. On a une graisse supplémentaire pour les premières capitales quand c’est versifié. L’usage des italiques est très parcimonieux. Bref, pas d’extras. C’est fluide. C’est clair.
 


La grande sobriété et la clarté des pages. La lecture est très confortable, légère. Jamais les indices d'une nouvelle rigidité dans les formes de caractère ne l’emportent sur la souplesse perçue par le lecteur. Ça change des déploiements rococo de Fournier, par exemple… C’est, avant l’heure, éminemment moderne.

[ À gauche, une page courante en prose où est investie la quasi totalité des formes utilisées dans cette partie; à droite, en vers, plus d'interlignage et les capitales un peu plus grasses.]

 

On ménagera une grande parenthèse pour les nombreuses notes et variantes intercalées pp. 217 à 304, où le corps, et c’est attendu, est franchement plus petit. Enfin, dans cette palette très rationnelle, on relèvera une variété due à la nature « compilante » du recueil. En effet, la Henriade est suivie de notes et variantes, d’un Essai sur les guerres civiles en France, d’une dissertation sur la mort d’Henri IV et enfin d’un dernier Essai sur la Poésie épique. Ces textes de différentes essences induisent des mises en page et en texte adaptées.

 

Si on s’autorise un petit trip « caractère », on remarque par exemple la barre de sortie du ‘R’ très changeante – et c’est aussi le cas sur le fameux spécimen de 1762, y-compris dans des corps relativement proches –, la barre de base du ‘E’ particulièrement longue ou encore le fameux C à deux sérifs. Trouvez un ‘Q’ pour apprécier le panache de renard séparé du corps de la lettre par un petit appendice. Et puis, la signature la plus évidente entre toutes : la boucle non jointive du ‘g’, dont le discret bâillement est très subtil dans ce modèle le plus authentique. Il y a encore le fut des ‘s’ long rigide et droit comme une colonne, y-compris dans sa ligature ‘st’, comme un indice des formes néo-classiques toutes proches. L’axe des lettres est d’ailleurs redressé à  la verticale. Les contrastes entre pleins et déliés se prononcent. Sans redire tout le design beaucoup plus géométrique et l’émancipation toujours plus prononcée de l’héritage manuaire ; c’est le caractère transitionnel, articulation entre les old faces et les modernes, modèle de confort de lecture, notion trop peu sensible alors pour que le plus grand nombre puisse l’apprécier à sa juste valeur, ne retenant que de prétendus déséquilibres et autres entorses au classicisme qui parfois passèrent pour des exubérances. Bande de réac’ ! En même temps, j’ai toujours eu un sérieux penchant pour Caslon, une certaine affection pour ces drôles de formes, alors… Enfin, quoi qu’on en pense, c’en est ! Du vrai.

 

*


Après la faillite de cette entreprise que Beaumarchais savait vouée à l’échec, il emporta la plus grande partie des équipements à Paris dans une boutique. Les types de Baskerville vont alors passer à la famille Didot pour ensuite aller de mains en mains – et d’oubli en reconnaissance –  jusque dans les rangs de Deberny & Peignot via une authentification en 1917 par Bruce Rogers. Enfin, les matériels ayant survécu à toutes ces péripéties furent restitués en grande pompe aux britanniques en 1953. Jérôme Peignot s’attarde sur cette histoire (de famille, donc) et conchie franchement le travail de la Société Littéraire et Typographique qui, selon lui ne s’est pas donné les moyens d’honorer les précieuses formes dans son édition manifestement bâclé des Œuvres complètes de Voltaire. Il reproche notamment à Letellier de n’avoir pas opérer sur les presses de Baskerville quand pourtant il aurait pu les emporter au moment d’acquérir les matériels de Birmingham. Peignot prête encore des correspondances discrètes à Beaumarchais et Caslon à charge contre l’imprimeur de Kehl et une incapacité du premier à conduire son entreprise dispersé par le Mariage de Figaro…  Y’en a toujours des pour râler ! Moi je trouve que c’est pas mal.

 


Le placard annonçant la vente des matériels de Baskerville à Paris. c. 1790.


 
*
 
N.-B. : je ne m’aventure pas trop sur le terrain littéraire; d’abord parce que je n’ai pas tout lu et ensuite parce que je m’y vautrerai sans doute assez lamentablement, si je devais en parler, du moins. Mais je lis quand même un peu !!! Qu’on n’y voit aucun mépris ni négligence pour le contenu du livre qui reste ouvert parmi tous les autres dans lesquels je picore sans jamais les consommer exclusivement ni dans l’ordre… C’est un autre plaisir que je me réserve tranquillement maintenant.

 

 
 
 

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