Beaumarchais, le dramaturge. Beaumarchais, le musicien.
Beaumarchais, l’homme d’affaire. Mais encore ; Beaumarchais, l’émissaire.
Beaumarchais, l’armateur. Beaumarchais, l’espion. Beaumarchais, le
révolutionnaire. Enfin, Beaumarchais l’éditeur – c’est plus juste que
Beaumarchais, l’imprimeur – et, Beaumarchais l’amateur de typographie…
Après quelques disgrâces et autres procès, et avoir
copieusement arrosé les américains dans les manœuvres secrètes liées au soutien
de la France dans la guerre d’indépendance des États-Unis, Beaumarchais
sait se refaire et possède les ressources nécessaires à la réalisation d’un
projet qui lui est cher : éditer Voltaire. Et sans ce grand œuvre,
peut-être (sans doute) nous n’aurions eu accès qu’à une toute petite part des
travaux de ce grand penseur et écrivain des Lumières, pilier de la culture
française, du moins on en aurait perdu quelques richesses.
Si la forme, comme le sens, le font revenir à Paris
pour s’y éteindre, Voltaire est un exilé intellectuel. Certes, il jouit d’une
reconnaissance certaine de son vivant, amassant même une fortune conséquente
dans la vente d’une partie de son immense production mais, depuis sa retraite
helvète à Ferney, il n’est que trop peu publié en France. Ce
« bannissement » particulier dans son pays bouleverse Beaumarchais –
déjà choqué de ce que le grand auteur déiste, et passablement anticlérical,
n’ait pas eu droit à des funérailles dignes de sa conduite. Aussi, Beaumarchais,
l’homme d’affaire, va s’engager à corps et à fonds perdus dans une
extraordinaire aventure éditoriale.
À
la fin des années 1770 – Voltaire meurt en 1778 –, près des deux tiers des
écrits de Voltaire sont interdits en France et ne circulent que sous le
manteau ; les œuvres sont plus largement publiées à l’étranger.
Beaumarchais, l’influent, manœuvre d’abord pour un retour en grâce du corpus
plaidant qu’il serait honteux que les russes l’impriment et pas nous, avant
d’obtenir la bénédiction des autorités compétentes pour lancer sa grande
entreprise. Et elle est colossale !
Le premier à s’investir, de son côté, dans ce projet littéraire
est le libraire Charles Joseph
Panckoucke. Il acquière auprès de Voltaire en Suisse ses manuscrits et le
privilège de les imprimer en 1777. Ce grand éditeur apparait rétrospectivement
comme un modèle des grands capitaines d’édition du siècle à suivre; entre autres, il pilota le Mercure de France et lança le Moniteur Universel.
Beaumarchais a tôt fait de lui racheter ses droits et complète l’opération en
s’attribuant, au prix d’un investissement formidable les droits des autres
libraires européens qui en détenaient encore.
Beaumarchais, l’entrepreneur, s’attèle à sa mission à
partir de 1879. Il va monter de toutes pièces une imprimerie en louant d’abord
pour une concession de 20 ans le fort de Kehl, cité limitrophe de Strasbourg
tour à tour française, allemande voire autrichienne par moment. Il y réunira
une quarantaine de presses qui rouleront quasi exclusivement pour l’œuvre
complète de Voltaire. La Société Littéraire Typographique
ainsi fondée imprimera aussi un peu de Rousseau, ce qui n’aura pas manqué de se
faire retourner Voltaire dans son caveau avant même d’intégrer le
Panthéon ! Avant qu’on ne s’attarde un peu plus sur les autres matériels
et talents réunis pour cette grande entreprise, apprenons que 36 des presses
réassemblées à Kehl seront bloquées pour Voltaire sans discontinuer pendant 7
ans, de 1783 à 1790 ! L’entreprise, véritable gouffre financier sera
d’ailleurs liquidée en 1791 et les matériels rapatriés en partie à Paris, nous
y reviendrons.
Beaumarchais, le directeur, prévoit deux éditions
distinctes en lançant une souscription pour drainer quelques fonds utiles. La
première, plus « abordable » de 60 volumes au format in-8°, l’autre, plus
prestigieuse en gamme, de 40 volumes en in-quarto. Finalement, l’édition
« premium » comptera 70 volumes au format in-8° – et des
illustrations en plus –, tirée à 28000 exemplaires. L’édition plus courante,
pas moins de 92 volumes au format in-12, soient 105 x 170 mm, tirée à 15000 exemplaires.
C’est de cette dernière qu’est issu mon petit volume. Pour info, la Pléiade propose 16 volumes de Voltaire
au catalogue ! Bref, ce sont là des chiffres assez spectaculaires mais
logiques quand on intègre qu’aucune des innombrables correspondances de
Voltaire n’est sensée avoir échappé à la collection.
Une belle reliure en veau marbré avec deux pièces de maroquins pour les titres, le tout paré de quelques décors d'or roulé et ponctués de très classiques fleurons. Un petit manque en coiffe supérieure et aux coins comme le décrivent bien mieux les experts bibliophiles...
Les beaux papiers à la cuve de l’édition d’alors ! Typiques de la fin du XVIIIè s., j’en trouve de semblables dans d’autres éditions parisiennes autour de 1800. Ceux des gardes de Baskerville ne sont pas mal non plus, particulièrement sophistiqués…
Là où la chose est doublement excitante c’est que
Beaumarchais, qui veut se doter pour son projet des conditions et supports les
meilleurs, ne va pas choisir n’importe quel matériel. Ainsi, ses incroyables
aventures et autres relations internationales vont faciliter son équipement des formes
de la meilleure qualité. Ses différentes sorties sous couverts de tels mandats
politiques le conduisent en Amérique*, on l’a dit, mais avant ça, en Hollande
(d’où il fera venir certains papiers), en Autriche et aussi souvent en
Angleterre. À
Londres, évidemment, mais aussi à Birmingham. C’est là qu’il a le bon goût de
récupérer auprès de Sarah Eaves – celle-là même à qui Zuzana Licko rendra grâce
comme une des grandes femmes de l’histoire de l’imprimerie –, veuve depuis peu,
les équipements de son défunt mari. Ainsi, en 1780, accompagné de Jean-François (Le) Tellier , imprimeur et complice de l’aventure
rencontré à Versailles et ayant privilège à Deux-Pont en Allemagne,
Beaumarchais achète les fontes mais aussi les moules, poinçons et matrices de John Barskerville, disparu peu de temps
avant. Au passage, il prendra aussi dans sa vaste équipe de spécialistes, un
certain Jacob, graveur élève de Baskerville,
pour entretenir probablement le matériel.
La classe.
*Je n’ai pas fouillé du côté des relations possibles
entre Beaumarchais et Benjamin Franklin
qui fut le plus grand soutien de Baskerville de son vivant, se rendant
acquéreur à titre personnel de 6 des ses premiers Virgile et louant son travail quand d’autres contemporains le
moquaient. Le succès des types de Baskerville devait d’ailleurs être plus net
en France et aux États-Unis qu’en Angleterre alors.
Comparer l’incomparable ! Au delà du contenu et outre le format, les papiers, encres mais surtout le savoir faire ; autant de paramètres qui distinguent remarquablement l’œuvre imprimée de Baskerville. Mais reste l’usage de ses caractères, ou plutôt celui des blancs ; l’interlettrage d’abord, l’interlignage des éléments et leur densité dans la page ensuite. Si l’édition de Kehl est un produit bien moins prestigieux (et appliqué) qu’un livre du maître de Birmingham, certaines dispositions typographique sont celles dictées et attendus pour l’emploi de ces types là. Des codes prorogés avec les formes de caractères dites modernes, notamment celles des Didot.
Réduire notre document à « du Baskerville » serait tout à fait simpliste au regard
de tout ce qui vient d’être raconté. Par ailleurs, Baskerville, ce n'est pas pas
qu'une forme de caractères. D’ailleurs, il n’était pas graveur. Certes, elles
sont tellement importantes, ces formes. Mais au-delà de ça, le maître anglais
était au plus près de tous les moments de l’imprimerie. On lui prête volontiers
le développement voire l’invention de la trame vergeuse métallique. On
s’attarde plus encore sur le « gloss » exceptionnel des papiers qu’il
employait. Ces mêmes papiers qu’il intercalait avec des plaques de cuivres
chauffées pour imprimer à chaud en adaptant les presses à cet usage. Sans
parler de ces ajustements sur les encres. Un perfectionnisme qui devait
inspirer Beaumarchais à Kehl ; ce dernier aspirant à ces mêmes ambitions
de qualité pour imprimer Voltaire considérant que ces efforts lui était dus.
N’en demeure pas moins que les formes de Baskerville
sont investies justement dans le respect de leurs usages premiers. Dès la page
de titre on peut apprécier l’épure de composition qui troubla les contemporain
de l’imprimeur de Birmingham ; pas d’ornementation superficielle, beaucoup
d’espaces et de blancs, y-compris entre les capitales fort interlettrées,
véritable signature dans l’usage qu’en avait Baskerville. Dans la maquette, on
retrouve le même goût, la même simplicité, considérant malgré tout que mon
exemplaire fait partie, comme on l’a dit, d’un immense ensemble qui admet plus
de tolérance qu’un chef d’œuvre unique de Baskerville de 300 pages. La composition
est sobre et réglée sans être dictatoriale et demeure légère. L’interlignage
parait généreux, y compris dans la prose. Le déploiement de formes typographiques
est contenu. Quand le texte n’en demande pas davantage, seule deux variantes
sont investies ; une pour le rappel de chapitre, l’autre pour le texte
courant. On a une graisse supplémentaire pour les premières capitales quand
c’est versifié. L’usage des italiques est très parcimonieux. Bref, pas d’extras.
C’est fluide. C’est clair.
La grande sobriété et la clarté des pages. La lecture est très confortable, légère. Jamais les indices d'une nouvelle rigidité dans les formes de caractère ne l’emportent sur la souplesse perçue par le lecteur. Ça change des déploiements rococo de Fournier, par exemple… C’est, avant l’heure, éminemment moderne.
[ À gauche, une page courante en prose où est investie la quasi totalité des formes utilisées dans cette partie; à droite, en vers, plus d'interlignage et les capitales un peu plus grasses.]
On ménagera une grande parenthèse pour les nombreuses
notes et variantes intercalées pp. 217 à 304, où le corps, et c’est attendu,
est franchement plus petit. Enfin, dans cette palette très rationnelle, on
relèvera une variété due à la nature « compilante » du recueil. En
effet, la Henriade est suivie de
notes et variantes, d’un Essai sur les
guerres civiles en France, d’une dissertation
sur la mort d’Henri IV et enfin d’un dernier Essai sur la Poésie épique. Ces textes de différentes essences
induisent des mises en page et en texte adaptées.
Si on s’autorise un petit trip « caractère »,
on remarque par exemple la barre de sortie du ‘R’ très changeante – et c’est
aussi le cas sur le fameux spécimen de 1762, y-compris dans des corps
relativement proches –, la barre de base du ‘E’ particulièrement longue ou
encore le fameux C à deux sérifs. Trouvez un ‘Q’ pour apprécier le panache de
renard séparé du corps de la lettre par un petit appendice. Et puis, la
signature la plus évidente entre toutes : la boucle non jointive du ‘g’,
dont le discret bâillement est très subtil dans ce modèle le plus authentique.
Il y a encore le fut des ‘s’ long rigide et droit comme une colonne, y-compris
dans sa ligature ‘st’, comme un indice des formes néo-classiques toutes
proches. L’axe des lettres est d’ailleurs redressé à la verticale. Les contrastes entre pleins et
déliés se prononcent. Sans redire tout le design beaucoup plus géométrique et
l’émancipation toujours plus prononcée de l’héritage manuaire ; c’est le
caractère transitionnel, articulation entre les old faces et les modernes,
modèle de confort de lecture, notion trop peu sensible alors pour que le plus
grand nombre puisse l’apprécier à sa juste valeur, ne retenant que de prétendus
déséquilibres et autres entorses au classicisme qui parfois passèrent pour des
exubérances. Bande de réac’ ! En même temps, j’ai toujours eu un sérieux
penchant pour Caslon, une certaine affection pour ces drôles de formes, alors…
Enfin, quoi qu’on en pense, c’en est ! Du vrai.
*
Après la faillite de cette entreprise que Beaumarchais
savait vouée à l’échec, il emporta la plus grande partie des équipements à
Paris dans une boutique. Les types de Baskerville vont alors passer à la
famille Didot pour ensuite aller de
mains en mains – et d’oubli en reconnaissance –
jusque dans les rangs de Deberny &
Peignot via une authentification en 1917 par Bruce Rogers. Enfin, les matériels ayant survécu à toutes ces
péripéties furent restitués en grande pompe aux britanniques en 1953. Jérôme Peignot s’attarde sur cette
histoire (de famille, donc) et conchie franchement le travail de la Société
Littéraire et Typographique qui, selon lui ne s’est pas donné les moyens
d’honorer les précieuses formes dans son édition manifestement bâclé des Œuvres complètes de Voltaire. Il
reproche notamment à Letellier de n’avoir pas opérer sur les presses de
Baskerville quand pourtant il aurait pu les emporter au moment d’acquérir les
matériels de Birmingham. Peignot prête encore des correspondances discrètes à Beaumarchais
et Caslon à charge contre l’imprimeur de Kehl et une incapacité du premier à
conduire son entreprise dispersé par le Mariage
de Figaro… Y’en a toujours des pour
râler ! Moi je trouve que c’est pas mal.
Le placard annonçant la vente des matériels de Baskerville à Paris. c. 1790.
*
N.-B. : je ne m’aventure pas trop sur le
terrain littéraire; d’abord parce que je n’ai pas tout lu et ensuite parce que
je m’y vautrerai sans doute assez lamentablement, si je devais en parler, du moins. Mais je lis quand même un
peu !!! Qu’on n’y voit aucun mépris ni négligence pour le contenu du livre
qui reste ouvert parmi tous les autres dans lesquels je picore sans jamais les
consommer exclusivement ni dans l’ordre… C’est un autre plaisir que je me
réserve tranquillement maintenant.
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