Au format tabloïd jusqu’en 1995, le magazine coutait alors bien cher à fabriquer. Tiré à quelques milliers d’exemplaires tout au plus, les tirages augmenteront considérablement avec le premier changement de format à partir du N°42. Une ultime transformation à partir du n°60 avec les derniers numéros auxquels se joindra un cd rom, voire à l’occasion un dvd. En 2005, Emigre titre The End ; c’est la fin du magazine que célébrera le beau livre Emigre N°70, The Look Back Issue, paru chez Gingko Press en 2009.
Ici, le numéro 19, paru à l'été 1991.
On
nous invite à prononcer (em’ǝ grā) mais bien que ce
ne soit pas pour nous une juste transcription phonétique, c’est tout de même facile.
C’est plus intéressant quand un flamand perdu en Californie cultive l’ambigüité
linguistique…
« émigré » parce que le produit d’expatriés
essentiellement hollandais comme son fondateur, Rudy Vanderlans qui quitte La Haye pour la Californie au début des
années 80. Le magazine est un témoin de son temps, de cette époque qui voit
apparaitre le Macintosh tel celui que s’offrirent Vanderlans et Zuzana Licko en 1984 (128 k de
mémoire !!!) pour créer les premiers caractères du futur catalogue de la
revue. La précieuse machine sert à la réalisation du deuxième numéro (1985) avec
les premières imprimantes basse résolution de la marque à la pomme. Mais les
allers-retours entre l’écran et le labo photo – via le Xerox – sont
encore la gymnastique des créateurs à ce moment. Aussi le magazine illustre
dans ses évolutions celles du matériel et des nouvelles postures du designer
graphique eu égard aux technologies informatiques, à la PAO. Côté typo notamment,
les premiers numéros rapportent le passage du bitmap matriciel primitif au
Postscript qu’expérimentera Zuzana Licko dans ses premières créations…
Le logo originel: des ciseaux, un bâton de colle, et hop, à la photocop'! Vieille école, vraiment?
Ci-dessous, la petite ellipse qui fait feuille et qui apparait dès
le numéro 14 et jusqu’au 29, à l’hiver 1994. Le logo, tel qu’investi en têtière
du premier numéro, était alors le seul élément textuel avec la mention ‘A magazine for exiles’.
Le numéro que je partage ici appartient à une ère déjà
consommée. Ce n’est plus un pionnier à proprement parlé. Pour autant, il est
encore un manifeste des attitudes les plus prospectives. Les questions et
enjeux créatifs soulevés dans les années 80 et qui animèrent la petite troupe
réunie par Vanderlans sont toujours aussi prégnants à l’aube des nineties. Dans
son contenu même, ce numéro rend compte de la fraicheur des débats qui
continuent de bouleverser le paysage depuis les premières amorces
postmodernistes quelques quinze ans plus tôt. La grosse différence, ici, est la
relative maîtrise et une prise en charge décomplexée de l’outil informatique.
Pour en revenir aux contenus, il y a deux articles qui
participent à distinguer particulièrement ce numéro parmi les plus remarquables
des 69 parus jusque 2005.
D’abord l’article titre Starting From Zero qui revient sur les fins du design graphique.
Ces quatre pages sont un état des lieux à la fois rétrospectif et franchement
prospectif. D’abord un rappel des évolutions modernistes considérant aussi les
antécédents Ruskin et Morris ; une définition bien utile
et avec le recul nécessaire des enjeux modernes pour en venir, via la sortie de
la Modernité, aux suites à donner – et aux formes, puissent-elles ne pas être
superficielles – des expressions postmodernes. Un article essentiel sur le
design en général.
Ensuite, la rencontre avec les acteurs de la Cranbrook
Academy of Arts ; une somme d’interviews croisées des personnages de la
grande école. Avec cet article, Emigre célèbre tout à la fois son attachement à
certains pionniers inspirateurs tel Ed
Fella mais aussi l’intégration de plus jeunes pousses à qui souvent
Vanderlans confia la réalisation du magazine comme en 1989 (Emigre #10) où les
étudiants de Cranbrook eurent carte blanche pour s’y exprimer. C’est là une
caractéristique de la direction de Vanderlans que de laisser à tel contributeur
toute la place pour déployer son expression librement et innover – idée chère à
Vanderlans.
Dans son interview des acteurs de la Cranbrook Academy (Katherine McCoy, Ed Fella, Scott Makela entre autres), Rudy Vanderlans vient perturber le rapport des échanges avec des interventions parasites pour tenter de restituer l’ambiance de l’entrevue. C’est moins fin que dans la scène des comices agricoles chez Flaubert, mais il faut vivre avec son temps ! L’une de ces interventions récurrentes est celle du bébé des Makela chez qui Vanderlans séjourna pendant les trois jours passés auprès des professeurs et anciens de Cranbrook dans le Michigan; certains d'entre-eux devaient ensuite rejoindre CalArts et prolonger leurs collaborations avec le magazine.
Au passage, on peut observer les deux graisses aux dessins très distincts de Template Gothic...
Encartée dans la
piqûre de la couverture, la formule d’abonnement et d’achat de produits associés
sous la forme d’une enveloppe dans laquelle il ne reste qu’à glisser son
règlement. Encore faut-il l’en défaire !!!
La dimension
« business » et une approche très commerciale associant des
productions musicales, de nombreux goodies et autres éditions limitées fondent
un nouvelle approche de l’édition de magazine. Tant et si bien qu’en 1993, David Carson, tout juste embauché par Marvin Scott Jarett, directeur de RayGun reportera en couv intérieure (?)
de cet autre grand magazine : « No
Emigre Fonts » pour affirmer son indépendance face à ce modèle érigé
en machine à vendre (voir Lewis
Blackwell, 20th-Century Type, Laurence
King, Londres).
Un extrait du catalogue de polices d’Emigre (dernière page avant le plat intérieur), toujours actif et qu’on peut consulter aujourd’hui en ligne.
Dans le sillage de l’entreprise d’Emigre, Neville Brody et Eric Spiekermann lancèrent FontShop International (FSI) en 1990. Ce projet connaitra une croissance fulgurante ; le catalogue de ces (nouveaux) acteurs de la typographie numérique comptera très vite plus d’une centaine de créations, marquées du fameux label FF (Fontfont) grâce, notamment, à une politique de vente très stratégique via un réseau plus développé de distributeurs franchisés. Puis, dans la foulée, c’est Fuse qu’inaugure Brody en 1991 comme une sorte de contre-modèle aux déploiements décrits au-dessus ; les fontes particulièrement expérimentales étaient données sur une disquette jointe à la publication ; véritable laboratoire manifeste.
LEGIBILITY ?
Dans ce registre, et au delà des critiques et échanges
fussent-ils fort animés, il n’y a jamais eu la moindre ambigüité de la part de
Vanderlans qui toujours positionna son magazine à l’intention d’un public
intéressé et donc très exclusif, partageant les mêmes exigences que lui et son
équipe. Un lectorat enclin à apprécier l’audace de tel geste graphique
par-dessus le seul confort de lecture. Ceci étant connu, du moins pourrait-on le penser,
les critiques ont été nombreuses et virulentes à l’endroit de la lisibilité des
formes émises par Emigre. Certes, David Carson aura tôt fait d'endosser un
certain déclin typographique de la posture réputée postmoderniste et
« soulager » ainsi ses confrères californiens. Mais avant ça, les animateurs d’Emigre vont
en prendre pour leur grade. Et David Carson y aura même participé à
l’occasion !!! On connait cet autre extrême qu’incarnait Massimo Vignelli ; ce dernier allant
jusqu’à parler de « typo poubelle » pour qualifier les expériences de
Vanderlans et Licko. Comme dernier souvenir de ce monstre sacré on a encore en
tête sa participation au film Helvetica et son discours enlevé sur cette « wasted generation » qu’on
associa aussi à la tendance grunge, au sale, au vain, bref, au paumé. Cependant,
la rébellion qui peut flirter parfois avec un certain nihilisme que décrit
Vignelli n’est pas une incohérence si on regarde du côté d’autres avant-gardes
comme Dada ou les futurismes d'alors ; un parallèle évident en termes d’attitudes pour les créateurs d’Emigre
qui avaient alors l’ambition de réinventer quelque chose de nouveau avec des
moyens tout aussi nouveau. Un nouveau langage.
Steven
Heller, dans Merz to Emigre and
Beyond : Avant-Garde Magazine Design of the Twentieth Century chez Phaidon,
n’y va pas non plus avec le dos de la cuillère. Il parle d’abord de typographie
sorti d’un blender (un magimix pour
être exact), puis évoque l’illisibilité et l’abstraction dans la fragmentation
comme des objectifs – Vanderlans dans l’intro du numéro 19 de revenir pourtant
sur ce que briser les règles n’est pas une fin en soi : « rule-breaking per se is not the
goal ». Heller distingue tout de même l’incapacité de certains
contributeurs à accepter les conventions avant de se réjouir presque (?) –
suprême affront – de ce que les formes d’Emigre ont tôt fait d’être attendues,
prévisibles, bonnes pour les ados accrocs à MTV.
C'est sûr, avec Emigre on est aux antipodes du verre de cristal de Beatrice Warde. L’interventionnisme du
graphiste est ici autrement affirmé. So, What about legibility ? Est-elle
définitivement entravée par les décalages et la déconstruction organisés par
les animateurs d’Emigre ? Dave
Mandl, journaliste et animateur de show radio américain se passionnant à
l’occasion pour le design graphique, d’affirmer que, bien au contraire, les
remous et ressacs de la mise en page implique le lecteur qui, capté par les
formes – intelligentes, on imagine – pourra se concentrer autrement sur le sujet.
Finalement,
il s’agit de ne pas se laisser happer par les seules formes de caractère. En
effet, Karrie Jacobs (in Emigre #15, 1990) d’insister sur le danger d’une
approche trop micro-typographique quand il serait plus intelligent de
considérer le langage à l’échelle « macro ». Elle dénonce un certain
traditionalisme qui focalise son regard sur les formes typographiques isolées,
en elles-même. Dans ce sens, d’autres contributeurs ayant autorité soutiendront l'action par leur participation aux pages d’Emigre. L’un des plus notables est Gerard Unger qui s’étend dans Emigre
#65 (en reprise d’une première intervention dans le n°23) sur de nouveaux
rapports à la lisibilité, considérant que les postures et attentes les plus
classiques ne sont plus d’actualité et ne permettent pas d’apprécier les
nouvelles propositions. L’article de Unger convoque aussi Phil Baines, qui lui soutient le principe selon lequel la lecture
est un « phénomène dynamique ». Un argument évoqué par Zuzana Licko
qui revenait alors sur « l’habitude nécessaire » à certaines formes;
comme on peut aussi entendre que les propositions d’Emigre réputées vivantes,
en mouvement, méritent aussi une adaptation du lecteur ; et ne
s’adresse-t-on pas à un public disposé à se prêter au jeu ?
Quoi qu’il en soit, notre numéro 19 avec son caractère unique alimente encore les débats. Ce choix assumé d’investir exclusivement le tout neuf Template Gothic de Barry Deck peut même paraitre un pied de nez à certaines critiques basées sur un emploi désordonné de formes profuses et dépareillées. Ici, un choix unique tel que pouvait le prôner les modernistes ; c’est rigolo !
C’est pourtant à Carson qu’on colla l’étiquette « typo
grunge » mais là, sur mon disque de Pearl Jam (Epic, 1993), c’est bel et
bien la typo de Barry Deck chez
Emigre !!! Bon, on la trouve aussi sur les paquets de TUC goût bacon
alors…
*
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire