Comme je suis emballé par le parti pris du Guide déraisonné des collections du musée de
l’imprimerie et de la communication graphique (voire référence dans le post
précédent), je ne vais pas m’interdire de jouer à mon tour et me prêter à cette
approche – souvent la mienne aussi – par le coup de cœur, l’insolite, le
« parallèle »…
En effet, cet exercice qui consiste à développer un
complément d’enquête depuis un prétexte parfois détourné motive la plupart de
mes petits articles. Ceux-ci s’appuient, le plus souvent, sur tel objet, telle
trouvaille qui permet de s’engouffrer dans un thème plus large, amorçant l’effort de recherche.
Evidemment, je ne saurais rivaliser avec la culture des
respectueux contributeurs du catalogue évoqué tant mes connaissances comme mes
académies sont bien plus modestes ! Mais nos émotions, elles, échappent
aux comparaisons de valeurs et autorisent les expressions les plus
humbles ; et à tous de les exprimer !
Parmi toutes les curiosités du musée, j’en choisis ici
une (ci-dessus) qui m’a rappelé une étude entamée il y a quelques temps et en dormance
depuis, dans l’attente de nouvelles données salutaires…
Et voilà que les conservateurs du musée me relancent en
m’offrant de découvrir cette page de titre imprimée par Jean Temporal à Lyon en 1554. Ce document est là pour illustrer un
phénomène pas si rare, celui de la reprise des marques entre imprimeurs. On
peut l’observer assez facilement autour de motifs récurrents tel l’arbre (celui
de Bonaventure et Abraham Elzevier
qui évoque l’olivier des Estienne) ou
encore la sphère armillaire encore plus répandue tant et si bien qu’elle ne
permet plus de distinguer à elle seule une officine plutôt qu’une autre – j’en
ai une dans un frontispice en taille-douce des Epigrammes de Martial par Blaeu,
Amsterdam 1644 ; en poussant ma notice je l’ai vu tourner partout… Ceci étant, ce motif était utilisé, notamment par les Elzevier, quand on ne souhaitait pas être reconnu.
Il se trouve donc que je collectionne – très
raisonnablement, à hauteur de ma capacité d’investissement ! – les vieux
livres pour mieux apprendre les évolutions de l’art typographique. Ayant une
passion plus prononcée pour l’édition du XVIè siècle, j’ai pu saisir un chouette bouquin en l’ Académie françoise de Pierre de la Primaudaye, première
édition de 1577.
Juste pour aperçu; je ne m'attarde pas sur les formes du texte ici. La reliure avec ses nerfs pincés n'est pas d'époque...
En recevant mon nouveau jouet, il s’est agi de le
situer plus précisément. Je l’ai acquis « à distance », aussi les
premières vérifications pour authentification en amont restent à compléter. Et
j’adore ça ! Pour pimenter l’affaire, mon livre, relié a posteriori, a été
privé de sa précieuse page de titre. Cette dernière permet, en général, de
connaitre outre l’auteur, le libraire (=l’imprimeur), la date et le lieu
d’impression. Heureusement, ce titre est relativement connu, a fait l’objet de
multiples rééditions (Chez Chouet, à
Genève, 1587/93/98 ; Chez Veirat,
à Lyon, 1591, et encore à Bâle en 1587) et de suites en exclusivité chez le
même imprimeur parisien : Guillaume
Chaudière, premier du nom (du moins, de son prénom…) J’en ai trouvé
quelques exemplaires dans différentes bibliothèques en France ; pouvant
même, par élimination, le distinguer de la seconde édition de 1579. Il y aura
finalement pas moins de 6 éditions chez le même imprimeur, jusqu’en 1587. Par
ailleurs, le texte et ses 2 suites ont été généreusement étudiés pour leur
contenu ; ça donne des billes supplémentaires…
Mais par-dessus tout ce qui facilite la tache du
débutant, c’est le texte en français ! Ainsi, peut-on plus facilement
accéder aux autres mentions, en l’occurrence l’extrait du privilège qui
revient, très officiellement, sur la date et les conditions légales
d’impression. C’est là que je trouve, sans contestation, la vérification
attendue. On peut y lire que le privilège royal est accordé pour 10 ans, le 14
mai 1577 à Chenonceau. Et Chenonceau, c’est beau (N.D.A.).
Mieux encore dans ma quête de la vérité, en feuilletant
les pages par la fin depuis l’extrait du privilège qui clôt le livre, je tombe
enfin sur un signe providentiel : une marque. Et quelle marque !
C’est là que ça devient excitant…
Juste avant la table, immédiatement après la page 387
qui ferme le texte de l’Académie
françoise, on découvre un joli bois. Il figure dans un curieux médaillon
dont la partie basse est antiquisante et le haut formé par un ruban, un vieux
satyre ailé avec une drôle de mèche et qui tient vigoureusement une grande faux.
Le ruban qui ferme le cadre dans sa partie supérieure finit de s’enrouler dans
le manche de l’outil et porte une devise en latin sur laquelle je reviendrai un
peu après.
Bon. La belle vignette…
S’engage alors une autre recherche depuis cette marque.
Ce nouvel effort me permet de découvrir un super outil en la base BATYR (pour BAse TYpographique
de la Renaisance, dans sa
version bêta), hébergée par l’université de Tours et à l’enseigne des Bibliothèques Virtuelles Humanistes. Là
est organisée une collection formidable de formes imprimantes : marques,
lettrines, vignettes, bordures, triées par libraire et/ou imprimeur. J’accède
donc aux matériels numérisés, jadis employés par Guillaume Chaudière. Trop facile ! J’y retrouve ma marque et
d’autres variantes tant il possédait comme tous ses confrères différents bois
qui devaient correspondre à tel format d’impression (in folio, in 4°, in 8°,
etc.). Là où je frissonne c’est quand je clique sur les connexions avec
d’autres imprimeurs ; on peut effectivement rapprocher certains praticiens
dans des cercles locaux et tels centres de production. Un autre grand nom
sort : Simon de Colines. Le
client !
Passé le choc mêlé de confusion, je profite de
l’heureuse coïncidence qui m’avait fait travailler sur de Colines quelques jours
auparavant en chassant une petite bible que je ne devais d’ailleurs pas
attraper. Il se trouve que parmi les premiers noms qui fondent ma jeune et
frêle culture de la chose, de Colines tient une place de choix. Lui, comme Tory sont de mes premiers « contacts »
avec le livre. Et ces contacts, je ne m’en cache pas, sont encore tout récents.
Aussi, je cultive le doux espoir de m’offrir un jour quelque édition de Simon
de Colines ; mais c’est un peu trop fort pour moi !!! N’empêche, je
chassais cette petite bible incomplète, une Biblia
contenta libri regum IIII, sans reliure ni page de titre et donc sans
marque évidemment. Je poussai alors la généalogie et les partenariats de de
Colines. Collaborateur de Henri Estienne
l’ancien, il épouse sa veuve – par amitié, bien sûr – et suis ainsi la carrière
de son beau-fils par alliance, le petit Robert,
celui-là même qui investira la fameuse marque à l’olivier. Côté marque, je ne
connaissais à ce moment que celle des lapins. En effet, le nom de Colines latinisé est proche du mot cuniculus qui figure notre petit rongeur
de garenne. Aussi, le choisit-il d’abord pour emblème. Mais pas que… C’est
surtout que l’officine de Henri Estienne au clos Bruneau, dans le quartier de
la Rue Saint-Jacques, était à l’enseigne du lapin ! Et, on y reviendra,
les marques et enseignes « physiques » se confondaient parfois chez
les imprimeurs. Au passage, je rends grâce aux posts passionnants de Textor, le bibliomane moderne (lien, ici.)
Regnault Chaudière, dont on relève une collaboration
(logique) avec Henri Estienne en 1518 prolonge son exercice d’imprimeur tout à
côté de Simon de Colines, nouveau venu au domicile conjugal de sa maman. Puis le
premier des Chaudière travaille un temps avec son fils, Claude Chaudière. Claude – dont la devise est « tout avec le temps », tiens, tiens… – exercera ensuite
à Reims comme imprimeur du cardinal de Lorraine. Il comptera jusque 300
collaborateurs dans son entreprise, ce qui est considérable pour l’époque. Son
fils prolongera le métier à Paris, Rue Saint-Jacques, c’est Guillaume Chaudière qui, tout naturellement réinvestira le patrimoine laissé
par Simon de Colines à ses héritiers « d’adoption » dont le fameux Tempus, la marque au Temps qui nous
intéresse ici.
Avant de disséquer (vite fait) la marque du Temps,
revenons juste sur ce dont je parlais plus haut quant aux marques et enseignes.
Les lapins de de Colines renvoient à la maison même où il imprima aux côté
d’Henri Estienne. Pareillement, on trouve chez Chaudière la mention « À l’enseigne de l’homme sauvage », dont on ne peut qu'imaginer la pittoresque image ornant le seuil de son échoppe. Ces
informations sont recensées par Paul
Delalain dans son Inventaire des marques des imprimeurs et
libraires (Cercle de la Libraire, Paris 1886). Dans la présentation de
Delalain, on glisse tout naturellement de l’adresse, au sens moderne, à l’enseigne
puis aux marques, de celles que conservait alors le Cercle des libraires. Au-delà de ce que les marques étaient donc
parfois inspirées de l’enseigne qui pendait à l’entrée de tel bâtiment (le nom
de la maison), la notion même d’adresse était encore suffisamment floue pour
que les situations des imprimeries annoncées en page de titre soient souvent un
composite d’images. David Jury, dans
l’introduction de Graphic Design before
Graphic Designer, The Printer as Designer and Craftsman 1700-1914, Thames
& Hudson, Londres, 2012, revient sur cet état en rappelant que ce n’est
qu’en 1761 que furent introduits les numéros dans les rues, en l’occurrence à
Paris. Aussi, avant ça, les descriptions employaient tel indice repérable, telle
proximité avec une place, un bâtiment remarquable et donc, une enseigne.
Celle-ci pouvait exposer une activité (ferronnier, tisserand, orfèvre…) où
n’être qu’une image propre à l’histoire perdue du lieu : un lapin, par
exemple. Enfin, Delalain propose pour marque inventoriée de Guillaume Chaudière
son « chiffre », ou plutôt son quatre-de-chiffre ; un signe d’inspiration chrétienne, encore mal cerné
aujourd’hui et dont les interprétations plus ésotériques restent ouvertes. Ce
signe était employé par différents corps de marchands et de métiers mais les
imprimeurs et papetiers l’ont adopté, semble-t-il, plus massivement que les
autres. Le quatre-de-chiffre, s’il peut présenter quelques infimes nuances d’un
dessin à l’autre, ne permet pas de distinguer les imprimeurs tant il était un
standard auquel on ajoutait simplement ses initiales. C’est le même pour nombre
d’imprimeurs et libraires (à la même époque, pour les plus connus : Kerver, Wechel ou encore Rumbolt par exemple)
Que les plus fins spécialistes me pardonnent cette
interprétation moderne à vue ; l’aperçu que j’en avais était
inexploitable. C’est donc un faux de ma main…
Alors, cette marque ?
En face de la page de Temporal, ce titre de Simon de Colines est présenté au musée...
On donne souvent la réalisation de la marque au Temps à
Geoffroy Tory qui sollicita souvent Simon
de Colines dont il était très proche pour ses premières éditions. Gravée par
Tory ; rien n’est moins sûr. Le catalogue sorti à l’occasion de
l’exposition Geoffroy Tory imprimeur de
François 1er, graphiste avant la lettre, est plus prudent à ce
sujet (voire les références de l'ouvrage dans ma bibliothèque). La croix de lorraine qui apparait sur les marques de Simon de Colines et
qu’on a attribué à Geoffroy Tory pourraient être aussi la marque d’un atelier
extérieur. Chez Tory, le dessin des différentes pièces d’ornement et
d’illustration était sans doute sous-traité depuis une programmation
iconographique du libraire. La gravure devait être encore une autre prestation.
Les attributs du graveur sont pourtant souvent représentés dans des marques ou
lettrines de Tory. Mais ce dernier apparait plus comme un « DA » – le
premier de l’histoire – qui pilote dans toutes ses dimensions le projet
éditorial.
Pour l’interprétation de cette marque – et boucler ainsi
le fil de mon exposé par son point de départ – c’est un brillant mémoire d’un jeune étudiant en Master
1 à l’ENSSIB Lyon que je suis ravi d’utiliser. Il nous permet de revenir à Jean Temporal (ou Temporel, c’est
selon). C’est qu’il y a très peu de données sur cet imprimeur lyonnais qui n’a pas
laissé à la postérité la même production qu’un Sébastien Gryphe par exemple. Aussi, Bastien Rissoan, a publié en 2013 ses recherches pour l’École
Nationale Supérieure des Sciences pour l’Information et les Bibliothèques/Université
Lumière Lyon 2 sur le parcours de ce « petit » imprimeur qu’il hisse
au rang de libraire dans sa démonstration – j’espère que pour le bien de la
science et de la culture ce jeune homme est doctorant aujourd’hui !
Après avoir introduit sa partie sur les deux marques de Temporal par un rappel du rôle quasi légal de ces inscriptions en page de titre sous la politique de contrôle de l’imprimerie par François 1er, Bastien Rissoan développe la signification du motif.
Après avoir introduit sa partie sur les deux marques de Temporal par un rappel du rôle quasi légal de ces inscriptions en page de titre sous la politique de contrôle de l’imprimerie par François 1er, Bastien Rissoan développe la signification du motif.
Avant d’aller puiser dans Panovsky des analyses plus pointues, il est manifeste que le nom de
l’imprimeur se prêtait assez bien à l’usage du Tempus – c’est même plus évident qu’avec les lapins de de Colines !
Ensuite, les signes tombent à la pelle comme dans une peinture à tiroirs de
celles que les peintres érudits donnaient aux élites d’alors. De symboles en emblèmes,
tout fait l’objet d’une traduction savante jusque dans la mèche de cheveux de
cette figure que Panovsky appelle le « Vieillard-Temps ». Il devrait
être chauve ce vieux là mais, comme dans l’allégorie antique d’Opportunité, on saisit l’occasion par
les cheveux. C’est un proverbe latin, parait-il… Mais si d’autres attributs « en
option » sont les mêmes que dans la marque lancée par de Colines (les
ailes, la faux, le style capillaire), le personnage de Temporal se distingue
par des éléments différents voire en sus. Le Tempus « originel » de Guillaume
Chaudière et ses aïeux revêt l’apparence d’un faune avec les mêmes pattes que
celles de Grover dans Percy Jackson –
très mauvaise série mais mes enfants adorent… Chez Temporal, les membres du
personnage sont bien humains et ailés aux chevilles. Et c’est heureux car il
est perché sur une sphère scandant ainsi le déséquilibre, la précarité comme
dans une vanité autrement affirmée. D’ailleurs, la devise (et ses variantes)
porte bel et bien sur le temps et sa fuite, tout comme l’invitation en grec à
saisir l’instant. Ce n’est pas le cas – ou nettement moins – chez de Colines ou Chaudière.
La mention Tempus finit par se perdre,
troquée parfois contre un sablier mais ce n'est pas systématique. Les
deux devises couramment employées chez ces derniers sont les suivantes :
VIRTUS
SOLA ACIEM RETUNDINT ISTAM
Puis,
HANC
ACIEM SOLA RETUNDIT VIRTUS
Ce qui veut dire à peu près la même chose mais, par
pudeur, je ne vous le traduirai pas.
En gros, l’idée est que seule la mort (le tranchant de
la faux) pourra entamer l’engagement dans le devoir, comme la qualité morale investie
dans leur métier (la « vertu »/VIRTUS). Mais je m’en suis déjà
ouvert, je ne connais pas le latin.
Une chose apparait pourtant certaine : ce n’est
pas, comme le laisse entendre le cartel du musée de l’imprimerie qui présente
la page de Jean Temporal, un aussi grossier plagiat. Ce motif, dans le cadre esthétique
et intellectuel de la Renaissance est un composite de concepts fréquemment
combinés et sans doute bien au-delà du seul cercle des imprimeurs. On voit
bien, me semble-t-il, que Temporal, si peu inspiré soit-il, a recomposé cette figure
somme toute assez courante de la Mort et du Temps. Il a surtout commandé des
bois nouveaux et, d’une certaine manière, originaux. Comme Tory avait pu s’inspiré
en son temps d’un motif puisé dans le grand Hypnerotomachia Poliphili d’Alde,
référence absolue, pour inventer son pot cassé.
Pour finir, je vous renvoie chez un autre blogueur qui
recense les exploitations – très nombreuses – d’une autre marque celle-ci bien
lyonnaise : le griffon que Sébastien
Gryphe choisit pour les raisons que vous imaginez bien… Il y aura dans
le lot des démarches paresseuses, d’autres moins malhonnêtes, du moins courante
dans le contexte de leur époque. Lien ici.
Sur demande, je peux encore m’étendre sur quelques
extraits des devoirs de la femme envers son époux dans l’Académie françoise – très drôle – ou bien l’histoire de l’imprimeur
ultra et proche de la Ligue qui imprime un auteur de naissance huguenote sous
Henri III ; ça aussi c’est rigolo…
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